La confrontation de Yehouda avec Yossef.

Voici bientôt le dénouement, la fin de cette histoire passionnante, pleine de rebondissements, s’approche. Notre parachah, Vayigash, commence d’abord par nous décrire l’affrontement inéluctable des deux frères, deux géants aux visions totalement opposées, aux destins totalement différents. Et pourtant, l’un a besoin de l’autre. 

Il semble que Yéhouda, qui n’est pas le frère aîné mais qui est destiné à être le chef, le meneur de ses frères, prend ses responsabilités vis-à-vis de son père à qui il a promis de ramener sain et sauf son jeune frère Binyamin, le seul fils restant de Rahel. Il assume également, dans ce pas en avant vers celui qu’il considère comme un ennemi potentiel, vice-roi d’Egypte, une autre responsabilité : celle qu’il supporte lourdement vis-à-vis de Yossef qu’il a lui-même suggéré de vendre à ces ismaélites plutôt que de le tuer (XXXVII v.26). En raison de l’importance prépondérante qu’il avait acquise auprès de ses frères, un seul mot de lui aurait suffi pour épargner Yossef, pour le rendre à leur père et éviter ce drame qui se prolongea douloureusement pour Yaakov, pour ses frères et pour lui-même, bien sûr. D’ailleurs, ses frères lui avaient fait le reproche dans ce sens, dans la section Vayechev, en le destituant de sa qualité de chef, quand il les quitta un temps, pour aller à Adoulam (XXXVIII v.1 cf. Rashi). L’erreur impardonnable qu’il avait commise envers Yossef, il ne voulait en aucun cas la répéter à l’encontre de son frère Binyamin, dont il est le garant auprès de son père, en le voyant retenu prisonnier en Egypte. Mais sa démarche va plus loin encore. En proposant à Yossef, qu’il n’a pas reconnu, de le prendre comme prisonnier en lieu et place de son frère Binyamin, il veut expier sa faute et l’assumer totalement, vis-à-vis de Yossef : puisque lui, Yéhouda, est responsable de la vente de Yossef comme esclave en Egypte, il accepte de se placer dans la même situation en devenant lui-même esclave. Les qualités de Yéhouda sont nombreuses, mais celle qui le caractérise particulièrement, c’est sa franchise, sa capacité de reconnaître la vérité, dut-il en payer le prix fort. Il assume toujours ses responsabilités, quelles qu’en soient les conséquences pour lui. Nous en voyons l’exemple parfait dans l’histoire de Tamar, sa belle fille, lorsqu’il s’unit à elle parce qu’il l’avait prise pour une prostituée. Les gages qu’il lui remit alors, en attendant de la payer pour « ses services » seront produits par Tamar, alors qu’elle était condamnée à être brulée vive. Reconnaissant son bâton, sa tunique et sa bague, Yéhouda s’exclamera en public, que cette femme avait raison et que c’est de lui qu’elle était enceinte. Assumer de la sorte son erreur lui vaudra d’engendrer la dynastie royale d’Israël (XXXVIII v.15-). Rabbi Moshé Alchikh explique que Yéhouda aurait pu ne rien dire pour Tamar, comme il pouvait ne reconnaître aucune faute, aucun lien entre la vente de Yossef et la séquestration de Binyamin, puisque celui-ci n’était pas présent au moment de la vente de Yossef. Mais Yéhouda, dans son intégrité, assumera son rôle dignement et reconnaîtra sa responsabilité envers son frère.

Le Malbim renforce encore plus le trait en interprétant cette démarche de Yéhouda comme celle d’un coupable qui se présente devant le roi en lui demandant sa grâce pour une faute qu’il reconnait. En plaidant coupable, il reconnait la vérité et sa part de responsabilité, alors que, là encore, il pouvait adopter le ton méprisant que pouvait lui permettre son rang, ou opter carrément pour la force et la guerre. D’ailleurs, certains midrashim attestent cette dernière option selon laquelle Yéhouda était prêt à affronter ce personnage puissant de la grande puissance de l’époque. Yéhouda est l’homme de la vérité et de la justice, incontestablement. Alors, il n’envisage pas un instant de retourner chez lui et de se présenter devant Yaakov, sans Binyamin à ses côtés ; ce serait alors la mort certaine du vieux père. Alors, advienne que voudra. 

A ce point du récit, nous voyons que l’argumentation de Yéhouda atteindra son but : le cœur de Yossef. Celui-ci, n’y tenant plus, va se laisser submerger par ses sentiments fraternels et se révèlera à ses frères, médusés en entendant qu’il est Yossef.

Cependant, une analyse fine du récit qui s’étale sur trois sections successives, nous apprend que Yossef a agi en grand pédagogue, même dans les moments où il pourrait apparaître comme cruel et rancunier. Son personnage est tout le contraire. Yossef n’a jamais oublié ses frères et n’a jamais nourri aucune rancune à leur encontre. Le verset dit bien : « Et Yossef reconnut ses frères, mais eux ne le reconnurent point » (XLII v.8). Le texte parle bien de « ses frères », car il garda toujours des sentiments fraternels envers eux, bien qu’eux l’aient quasiment oublié. Dès lors, Yossef élaborera une mise en scène précise, semée d’une série de mises à l’épreuve, ayant pour seul but de les amender, de les amener à comprendre leur erreur et à la corriger définitivement. Il savait que ses rêves devaient se réaliser et dans cette perspective, il amena petit à petit ses frères, à admettre et à agir exactement comme prévu, même parfois à leur insu. Ils se sont prosternés à terre devant lui ; Chimeon fut emprisonné car c’est lui qui le jeta dans le puits, malgré ses supplications ; c’est lui qui dit à son frère Lévi en le voyant arriver de loin, de le tuer. Yéhouda se propose d’être son esclave comme lui-même a décidé de vendre Yossef comme esclave. De plus, la première réaction des frères fut de se lamenter sur leur sort, lorsque Yossef leur demande de désigner un des leurs pour être emprisonné en tant qu’otage pour vérifier leurs dires. Ils reconnurent leur faute d’avoir vendu Yossef, et virent dans leur situation présente leur châtiment infligé (XLII v.21). Enfin, lorsqu’il voit Yéhouda prendre la défense de son frère Binyamin avec tant de détermination, ainsi que son souci majeur de ne point infliger à leur père une souffrance supplémentaire qui le condamnerait certainement, en ne lui ramenant pas Binyamin, Yossef comprend que les tests ont été concluants, que les leçons du passé ont été retenues et intériorisées, que jamais plus ses frères ne commettront de telles erreurs en se séparant d’un des leurs, cruellement. C’est ainsi qu’Abrabanel interprète toute l’histoire et récapitule la suite des évènements, parfaitement maîtrisés par Yossef. D’ailleurs, c’est précisément en entendant Yéhouda se refuser à retourner chez son père sans Binyamin, qu’il décide de se révéler à eux ; pourquoi faire durer la peine plus longtemps : il sait à présent ce qu’il voulait savoir.

Nos sages voient, enfin, dans la confrontation de Yéhouda et Yossef, un conflit aux dimensions bien plus étendues : c’est la royauté de David, le descendant de Yéhouda, face à celle de Yossef. Celle de David est éternelle, voulue par D. et doit mener à l’avènement messianique de dynastie davidique, et celle de Yossef qui n’est que transitoire, et de plus parmi les nations. Yossef est un homme de transition, qui prépare le terrain pour les autres, pour ses frères, afin de réaliser le dessein divin. Il donnera naissance au Messie qui rassemblera les exilés et les mènera à leur destination : la terre d’Israël. Là, le Messie fils de David règnera sur eux.

C’est en somme Yossef qui sert de catalyseur, ou de révélateur, pour ses frères, afin qu’ils assument parfaitement leur rôle dans l’histoire d’Israël.