Voici que le peuple d’Israël sort d’Egypte, et accède enfin à la liberté, après deux siècles d’esclavage. Mais nous sommes surpris, à la lecture du début de la parachat Béchallah, par l’attitude d’Israël qui, sitôt le premier obstacle surgi sur sa route, réclame déjà de retourner en Egypte. Tel fut aussi son discours en Egypte lorsque le peuple rabroua Moché en lui demandant de le laisser en paix car “il vaut mieux pour nous de servir l’Egypte que de mourir dans le désert” (XIV v.12). Apparemment, il leur fut difficile d’assumer leur destin de peuple libéré, d’autant qu’ils ne sortirent que sous la pression égyptienne qui les pressait de partir à cause des dix plaies. Est-ce le fameux syndrome qui saisit l’otage ou le prisonnier qui voit la porte de sa cellule s’ouvrir vers la libération, mais qui appréhende de sortir ?
Pourtant, il ne fait pas de doute qu’ils étaient bien animés d’une réelle volonté de partir et croyaient vraiment en Moché; comment donc en étaient-ils arrivés aussi rapidement, à préférer retourner sur leurs pas et à se soumettre à leurs persécuteurs plutôt que de continuer vers la liberté que D. leur proposait ?
Dès le premier verset, le sentiment de D. est dévoilé : Il Se méfie du comportement imprévisible d’Israël qui pouvait être tenté de retourner sur leurs pas : “…de peur que le peuple se ravise en voyant les combats et retourne en Egypte“.
Cette faiblesse d’Israël relève autant de la psychanalyse que du spirituel. Tout d’abord, Israël vit le syndrome du prisonnier de longue peine: il s’accoutume à la vie dans un cachot et ressent une certaine frayeur à l’idée de sortir au-dehors parce qu’il ne sait plus s’assumer en tant qu’homme libre. Malgré la dureté, voire la cruauté de l’espace carcéral, il y trouve une certaine sécurité qu’il n’aura pas dehors, aussi surprenant que cela puisse paraître. Israël ne pouvait surmonter cette même appréhension qu’en se fiant complètement en Moché. Mais à la moindre difficulté, au moindre obstacle, cette confiance se trouva fortement ébranlée et le réflexe immédiat se manifesta par la volonté de retourner “se mettre à l’abri” en Egypte. On ne se débarrasse pas facilement et rapidement de deux siècles d’esclavage et de soumission au fouet égyptien, malgré toute la cruauté qu’Israël subit.
C’est pour cette raison que D. prend le soin de faire emprunter au peuple une route plus longue et sinueuse,
évitant ainsi qu’il retourne facilement par une ligne droite.
Le second aspect semble plus grave: la remise en cause de la libération d’Egypte. L’exil d’Egypte est à ce point enraciné dans l’esprit et le corps d’Israël, qu’il ne peut s’en défaire malgré sa meilleure volonté. Nous voyons alors naître une situation totalement absurde : Israël libéré par D. Lui-même, emporte son exil avec lui dans sa délivrance. Les comportements et les attitudes exiliques restent une partie intégrante de l’exilé sur le retour ; il avance en se retournant pour voir sa terre d’exil s’éloigner derrière lui. Dans sa délivrance forcée, Israël se trouvait exactement dans la situation d’un petit enfant que son père tient fermement par la main pour l’empêcher de s’éloigner et de se mettre en danger. D. protège Israël malgré lui afin qu’il ne retombe pas en esclavage, ce qui l’aurait fait échouer dans le destin exceptionnel que D. lui avait préparé , mais qui aurait fait échouer D. aussi dans l’accomplissement de Ses promesses.
Cette attitude paradoxale se reproduira souvent dans notre histoire, lorsqu’il fallut maintes fois fuir la haine et les persécutions de ceux qui nous avaient accueillis des siècles plus tôt et que l’on regrettait un peu.
Ce sont les premiers pas d’Israël hors d’Egypte qui seront les plus importants et les plus difficiles ; c’est là précisément que D. doit veiller attentivement au soin du peuple et ne pas le laisser agir à sa guise et gâcher le bénéfice spirituel de la sortie d’Egypte, tel ce père qui retient fermement son enfant pour qu’il suive le bon chemin.
Cette période transitoire avant le Mont Sinaï, est capitale parce qu’elle permettra d’acquérir les qualités d’âme nécessaires qui élèveront progressivement Israël vers son libérateur. D. prodiguera par petites touches les lois et les principes nécessaires à leur ascension spirituelle, qui culminera au Sinaï avec Sa Révélation. C’est bien connu : la délivrance avance pas à pas, progressivement et elle ne saurait bouleverser d’un seul coup des comportements et des habitudes, même mauvaises, prises dans l’exil.
En fait, c’est au Sinaï que les attendra leur véritable libération du joug égyptien et s’opérera l’extraordinaire mutation d’un peuple d’esclaves en un peuple de prophètes dans un élan sublime vers D.
Mais il y a une autre raison à ce détour voulu par D. dans la route de la sortie d’Egypte. Abravanel explique un double objectif à cela : d’une part, l’itinéraire choisi qui passait par la mer Rouge fut nécessaire afin d’y noyer les égyptiens lancés à la poursuite d’Israël ; ce qui débarrassa définitivement Israël de ses ennemis jurés et qui provoqua chez lui ce véritable sentiment de liberté et de croyance qu’il
ressentit en constatant leur mort ( XIV v.31). D’autre part, D. voulut terroriser tous les peuples alentour afin qu’ils ne viennent pas attaquer Israël, en apprenant le terrible sort réservé à la plus grande et la plus puissante des nations de l’époque : l’Egypte.
Cette « dissuasion », dont ont pu s’inspirer les adeptes de la politique de dissuasion aujourd’hui, faisait partie du plan divin pour la conquête de Canaan et se trouve très clairement mentionnée dans le texte : « Les peuples l’ont entendu et en ont tremblé, un frisson a secoué les habitants de Philistie. Alors se sont effrayés les chefs d’Edom, les guides de Moab furent pris de tremblement ; ils sont morfondus tous les habitants de Canaan ». C’est très clair : la sortie d’Egypte et tout ce qui en suivit, ne fut pas un fait divers mais un évènement colossal aux dimensions universelles. L’histoire d’Israël touche bel et bien celle des autres nations du monde qu’elle influence de façon notoire.
Pour notre part, nous retiendrons particulièrement la première partie de notre analyse, s’agissant de cette liberté difficile à assumer pour Israël. C’est cette même difficulté que connaît aujourd’hui le juif montant en Israël : il apporte avec lui malgré lui, la galouth où il est né et où il a vécu, se retournant sans cesse sur ses pas jusqu’au moment où il parvient au sommet, en Israël. Là, il comprend enfin pourquoi il a quitté sa terre natale et voulu surmonter les nombreux obstacles qui surgissaient devant lui.
Ce n’est qu’alors qu’il aura vaincu son syndrome galoutique.
Nous connaissons bien cette attitude aujourd’hui, alors que le contexte mondial vis-à-vis d’Israël, finit par faire prendre conscience à chaque juif, de sa place véritable parmi les nations et le contraint, en quelque sorte, de retourner sur sa terre ancestrale.