Dans notre parachah, la dernière du livre de Béréchit, Vayehi, nous voyons comment Yaakov, arrivé au terme de sa vie mouvementée et tourmentée, demande à Yossef son fils bien aimé de venir à son chevet pour lui donner ses dernières recommandations, avant de bénir tous ses enfants, comme un père le fait, s’il le peut, avant de quitter ce monde. Yossef se présente auprès de son père accompagné de ses deux fils, Ephrayim le cadet et Ménaché, son aîné, tous deux nés en Egypte.
Dans ce moment de grande intensité, sachant que son père vivait ses derniers instants, Joseph plaça comme il se doit, son aîné à la droite de son vieux père, et son cadet à sa gauche, afin qu’il les bénisse. Bien que cet ordre de préséance soit parfaitement bien pensé par Yossef, Yaakov le bouleversa en croisant ses bras et plaça sa main droite sur la tête d’Ephrayim et sa gauche sur celle de Menaché, provoquant l’irritation de Yossef (v.17). Ce dernier pensa certainement que Yaakov refaisait la même erreur commise envers Yossef et ses frères, en accordant une préférence à un cadet face à l’aîné, pouvant entraîner à nouveau les conséquences désastreuses que l’on sait.
Yaakov savait parfaitement ce qu’il faisait et il rassura Yossef inquiet: “Je sais, mon fils, je sais !” (v.19). Tout d’abord, il institua une sainte tradition dans les foyers d’Israël : la bénédiction des enfants le soir du Chabbath. Cette formule est alors récitée, dite par notre patriarche lui-même : « Que D. te rende comme Ephrayim et comme Menaché » (XLVIII v.20). La bénédiction des deux fils de Yossef devint ainsi proverbiale, le modèle de toute bénédiction d’un père à ses fils, ce que Yaakov n’accorda à aucun de ses fils. Pourquoi de nouveau cette préférence?
Ephrayim et Menaché possèdent une particularité propre : ils sont tous deux nés en Egypte. Bien que tous les fils de Yaakov soient nés en exil, à Haran, tous ses petits enfants sont nés en Canaan, bien « protégés » dans le giron familial. La qualité de leur éducation fut garantie par le grand père Yaakov, lui-même ayant bénéficié de l’enseignement de Ytshak et d’Abraham. La Torah étudiée dans l’école de Chem et Ever (cf. parachat Vayétsé), il l’avait scrupuleusement enseignée à ses enfants et particulièrement à Yossef, comme nous l’explique le Midrash sur le premier verset de Vayechev.
Toute leur nombreuse famille était axée et organisée autour de Yaakov, soucieux et scrupuleux de la pureté de la transmission aux générations postérieures. Yaakov agissait ainsi dans la droite ligne de ses parents. Souvenons-nous de ce que D. dit Lui-même à propos d’Avraham : « Car Je sais de lui qu’il ordonnera à ses fils …de garder la voie de D. en pratiquant justice et jugement …» (XVIII v.19). Nos Sages nous enseignent que la transmission de la Torah devient fiable à partir de la troisième génération et le mérite en rejaillit sur le grand père et non seulement sur le père : « la couronne des vieillards, ce sont les petits-fils et la gloire des fils, c’est leur père (Michlé XVII v.6). Ainsi se vérifie le verset des Proverbes : « Et le fil triple ne rompt pas facilement ».
Or, les deux fils de Yossef nés en Egypte, grandirent dans le palais doré de Pharaon, côtoyant tous les jours des princes et des hauts dignitaires du royaume, complètement imprégnés de la culture égyptienne, sans lien aucun avec leur famille véritable, avec leur grand père qui fut le référent de cette branche de la descendance d’Abraham. Dans un tel isolement familial et donc spirituel, Yossef n’avait de cesse de leur inculquer les valeurs fondamentales familiales, celles-là mêmes qui lui furent enseignées par Yaakov et qu’il préserva soigneusement dans son exil égyptien. Comment ses deux fils, princes à la cour, pouvaient-ils autrement résister à l’attrait de la vie frivole de palais, aux tentations quotidiennes des plaisirs que l’on devine aisément dans les allées du palais royal ? La réussite de Yossef, en ce domaine également, fut totale au point que Yaakov, en découvrant ses petits fils, les prit auprès de lui pour parfaire leur éducation au même titre que ses propres fils : « Et tes deux fils qui te sont nés en Egypte…ils sont à moi, comme Réouven et Chimon ils seront à moi ! » (XLVIII v.5). Ce n’est pas une appropriation abusive et autoritaire des fils de Yossef, mais une reconnaissance cruciale de la descendance de Yossef en tant que progéniture d’Israël, malgré sa naissance en Egypte, grâce à la qualité de l’éducation reçue. Ephrayim et Menaché sont les dignes descendants des patriarches. De plus, Ephrayim avait pris l’habitude de rester auprès de son grand père pour étudier et apprendre son enseignement, comme son père auparavant.
Aussi, Yaakov fixera pour la postérité la bénédiction qu’il donna à ses deux petits-fils. Tous les enfants d’Israël nés en galouth, à l’instar des fils de Yossef, soumis aux aléas de la vie d’exil et aux tentations de l’assimilation, seront bénis afin qu’ils assument et sauvegardent leur identité et qu’ils réussissent leur éducation dans les valeurs fondamentales d’Israël, tels que le firent Ephrayim et Ménaché, malgré leur implication dans la vie publique d’Egypte.
Mais revenons à ce geste surprenant de Yaakov, au moment de sa bénédiction, qui revint à placer le cadet Ephrayim devant Ménaché l’aîné. S’agissait-il d’une nouvelle transmission du droit d’aînesse, contenant en germe un nouveau conflit passant à la génération postérieure ?
Yaakov, en observant ses petits fils, fut frappé par une spécificité particulière importante, dans la personnalité des deux frères : leur respect fraternel. Il fut attentif à ce trait de caractère parce qu’il y fut devenu sensible, par la force des choses.
Yaakov lui-même dut prendre par ruse le droit d’aînesse de Essav, pour d’autres raisons, et il avait observé la mésentente grandir au sein de ses propres fils à l’encontre de Yossef.
Pourtant, Yaakov placera le cadet devant l’aîné sans que celui-ci s’en offusque, sans que cela provoque la moindre animosité entre les frères, comme il s’était agi pour ses propres fils.
Yossef qui avait suffisamment souffert de cette jalousie entre frères, réagit immédiatement en plaçant fermement la main de son père sur la tête convenable (v.17). Rien n’y fit et le vieux patriarche maintint sa décision en accordant sa droite à Ephrayim. En effet, il comprit que ces deux frères ne seront jamais séparés par la mésentente, par la jalousie mesquine qui provoqua tant de malheurs dans sa vie. Il vit de sa vision prophétique, que Yéhoshoua descendra d’Ephrayim le cadet, qui mènera le peuple en Canaan et aura la lourde tâche de partager la terre entre les tribus d’Israël. Il fut donc, en quelque sorte, le garant de l’unité d’Israël, ce qui lui donna cette préséance par rapport à Ménaché.
C’est précisément cette unité des deux frères qui séduisit Yaakov pour servir d’exemple à sa postérité, pour être le contenu essentiel de la bénédiction paternelle donnée chaque chabbath aux fils d’Israël à travers le monde, à travers toutes les époques. Cette bénédiction qui signifie: « Soyez unis comme le furent jadis Ephrayim et Ménaché; c’est cela qui fera votre force et assurera votre pérennité ».
C’est sans doute le meilleur message et la plus grande bénédiction que l’on peut délivrer aujourd’hui à Israël, et dont nous avons un besoin impérieux. La fraternité et d’unité sont assurément nos meilleures armes contre nos ennemis, ces qualités qui nous permettront de regarder avec sérénité vers notre avenir, celui de tout le peuple d’Israël.