DE LA HAINE DE YOSSEF… A L’EXIL D’ISRAËL

Il est bien connu que l’esclavage en Egypte fut décidé depuis l’époque d’Abraham, lors de « l’alliance entre les morceaux » (Bér. XV). Les raisons de ce décret divin sont bien complexes et mystérieuses, mais cette étape douloureuse d’Egypte devait sans doute constituer une préparation et une introduction à la révélation sinaïtique pour laquelle Israël devait être apuré voire forgé dans une entité nouvelle : le peuple d’Israël. Pour qu’ensuite, Israël puisse se diriger vers la Terre promise.

Notre parachah, Vayechev, va constituer les prémices de la réalisation de ce décret, en narrant la petite histoire de la grande Histoire. En effet, nous pouvons demander comment sommes-nous arrivés en Egypte et par quoi le terrible esclavage a-t-il commencé ? La réponse se trouve dans l’histoire de Yossef et de ses frères, pourquoi leurs relations fraternelles se furent dégradées et jusqu’où ils allèrent dans leur haine de Yossef.

Il faut tout d’abord établir que les personnages ne sont pas décrits pour eux-mêmes, avec des sentiments et des comportements communs dans la nature humaine. L’histoire des patriarches et de leur descendance est éminemment didactique, riche en enseignements de tous ordres et source d’inspiration morale d’une extrême importance dans notre histoire spirituelle. Les évènements qui paraissent banals, bénéficient alors d’un éclairage nouveau et d’un poids certain, à l’aune de la considération que l’on porte aux hommes qui ont donné naissance à notre peuple.

Le verset des Psaumes nous dit : « Nombreuses sont les pensées dans le cœur de l’homme, mais seul le dessein de D. se réalisera ». Nous retrouvons la même idée dans la parole de Yossef, beaucoup plus tard, lorsque tout était terminé et que ses frères revinrent après avoir enseveli leur père : « Vous avez médité le mal, mais D. avait pensé pour le bien… » (Bér. L v.20). Ramban, dans son commentaire, insiste sur le caractère providentiel de l’enchaînement des évènements, au-dessus de la nature habituelle des choses. Tout d’abord, l’erreur « pédagogique » grossière commise par Yaacov : favoriser et choyer particulièrement un fils parmi les autres, au point que nos sages nous mettent en garde contre une telle attitude. La conséquence est inéluctable : cela fera naître un sentiment de jalousie chez les frères qui se muera bientôt en haine fratricide contre Yossef. Celui-ci ne fera rien pour éviter la foudre de ses frères, il l’attisera même en racontant des rêves que, bien que prémonitoires, n’en furent pas moins prétentieux à leurs yeux.

Rashi relève aussi des fautes comportementales chez Yossef qui lui attireront la haine des autres : qu’avait-il à fréquenter les fils des servantes lorsque ses frères les évitaient ? Qu’avait-il à rapporter à son père les mauvaises paroles des uns contre les autres, se livrant ainsi à la médisance ? Conscient de la haine qui s’amassait contre lui, comment Yaacov a-t-il pu envoyer Yossef à la recherche de ses frères, loin dans les pâturages, sans craindre qu’ils le maltraitent, pour le moins ? Enfin, il fallut qu’un voyageur inconnu  – en fait, il s’agissait de l’ange Gabriel envoyé par D.- pour lui indiquer exactement le lieu de leur pâturage, comme pour hâter les évènements. Force est de constater qu’à toutes ces questions, que l’accumulation de tous ces éléments démontrait que rien ne s’est déroulé selon la normalité des choses, mais uniquement selon la Providence divine, soucieuse de mettre en place le plan conçu par D.

Telle est également l’opinion d’Abrabanel qui ajoute que l’on ne peut en vouloir à personne, même dans ces comportements inadmissibles, parce que devait s’accomplir la Volonté de D. D’ailleurs, nous ne notons aucun reproche dans les versets qui nous présentent Yossef : c’est un jeune homme sage et perspicace, prompt à obéir à son père et à le servir au mieux. De même, ses frères ressentent, selon la tournure des versets, une juste hostilité en raison du favoritisme paternel ajouté des rêves prétentieux que Yossef ne manque pas de leur raconter. Tous ces éléments ne font que renforcer cette vérité de la primauté du dessein divin sur les plans échafaudés par l’homme.

Mais D. ne Se révèle pas carrément dans l’histoire de Yossef, comme de façon générale dans l’Histoire ; Il va induire certains évènements, Il va envoyer un ange pour indiquer le chemin à Yossef dans un langage équivoque, plein de seconds sens qu’il appartint à Yossef de décoder, ainsi que le rmarque Ramban. La rencontre dramatique de Yossef avec ses frères se fera aussi dans un lieu prédestiné aux malheurs : c’est à Chekhem, entre autres que Chimon et Lévi vont donner libre cours à leur colère, après le viol de Dina, et passer tous les habitants au fil de l’épée, sans se soucier des conséquences désastreuses pour Yaakov. C’est ce qu’a voulu dire l’ange à Yossef : « ils ont voyagé loin d’ici car je les ai entendu dire : allons à Dotan ! ».(XXXVII v.17). Ils se sont éloignés largement des attributs divins en adoptant une conduite cruelle et déterminée : une façon de le mettre en garde. Nasseou mizé, ils sont

partis d’ici : la valeur numérique de mizé est douze ; douze tribus et non treize avec lui. Il devait comprendre que ses frères ne l’acceptaient pas parmi eux, il était un intrus.

Yossef comprit-il et fit mine de ne pas comprendre, assumant jusqu’au bout son destin qu’il savait entre les mains de D. ou fut-il naïf et il ne vit pas l’énorme complot qui se mettait en place pour lui ravir la vie ?

Je serai tenté de dire que cela n’a pas d’importance, un peu comme celui qui sait le danger qui le guette sur ce chemin et qui fait tout pour l’éviter en empruntant une autre route, là où précisément son destin l’attend.

Mais alors, dirions-nous, où est la responsabilité des frères et en quoi ont-ils fauté s’ils ne furent que les « pions » dans les mains de D. ? Cette question peut être posée à bien des personnages de l’Histoire, qui firent avancer le plan divin tout en agissant mal au-delà de ce que D. avait prévu. Il est un fait indéniable que les frères de Yossef  conçurent et accomplirent les pires choses qui soient à l’encontre de leur malheureux frère.  S’il est vrai que le plan de D. était que Yaacov descendit en Egypte dans la perspective de l’esclavage de sa descendance, les moyens utilisés par les hommes, et non par D., furent inacceptables. La Torah veut nous enseigner ici, à travers le récit malheureux de Yossef et de ses frères, jusqu’à quelles extrémités  outrancières peut mener la jalousie et la haine entre frères. En fait, les prémices des exils successifs d’Israël se trouvaient là. Un commentaire nous dit que le verbe  toé qui signifie « errer » est composé du radical tav de valeur numérique 400, de aïn de valeur numérique 70 et de de valeur numérique 5. Le premier chiffre correspond aux quatre cents ans d’exil en Egypte ; le second aux soixante dix ans d’exil en Babylonie et le dernier correspond aux cinquième millénaire au terme duquel prendra fin l’exil d’Edom dans lequel une grande partie de notre peuple se trouve toujours.

Tout en agissant sous leur seule responsabilité, sous l’emprise de leur haine, ils ne se rendirent pas compte qu’ils étaient en train d’accomplir la Volonté de D. Qui fait et défait l’Histoire. C’est la haine qui les motiva et cela entraînera des effets dont on ne peut même pas mesurer la gravité. Des siècles plus tard, un millénaire après ces évènements, le Procurateur romain demandera aux sages de Judée ce qui a été fait pour réparer cette terrible faute des frères qui vendirent Yossef, contre le commandement divin qui applique la peine de mort pour une telle ignominie : c’est ainsi qu’il voulut justifier sa volonté de supplicier les Maîtres d’Israël que l’on compte parmi les « Dix suppliciés du pouvoir » dont on raconte la mort terrible à Ticha béav.

Nous comprenons ainsi pourquoi le Rav A.I. Kook z‘l avait affirmé que seul l’amour gratuit de l’autre permettra de construire le troisième Temple. Amen.