TICHA BEAV : 9 AV, LE DEUIL DE TOUT UN PEUPLE

Nous commémorerons cette année, dans le deuil et l’affliction du 9 Av, Mardi 13 Août, le mille neuf cent cinquante sixième anniversaire de la destruction du second Temple, en l’an 68 de l’ère vulgaire, le 1er Temple ayant été détruit en -586, avant l’ère vulgaire.

Nos sages ont très largement insisté sur le besoin de marquer cet évènement dramatique, afin d’en tirer les leçons qui s’imposent. Ce qui marque particulièrement, c’est cette extra-temporalité de la destruction des Temples de Jérusalem. Bien qu’étant parfaitement située dans l’Histoire, la destruction du Temple revêt un caractère permanent, quasiment inaltérable, au point que nos sages nous disent que celui qui ne prend pas le deuil pour Jérusalem, ne verra pas sa rédemption. La liturgie de siècles successifs a immortalisé les lamentations, les kinoth, que toutes les communautés juives du monde s’imposent à lire et à chanter, dans les synagogues et lieux de prières, assis à même le sol comme le font les endeuillés dans les sept premiers jours de la disparition. Les Lamentations de Jérémie, prophète contemporain du drame de la perte de Jérusalem et du premier Temple, que nous lisons deux fois, exprime l’extrême douleur que chacun doit ressentir au souvenir ou à la narration des incroyables massacres qui se sont perpétrés alors.  Le prophète y exprime autant l’égarement du peuple et ses écarts répétés envers D. que ses plaintes de douleur et de désespoir dirigées vers le Très Haut, Celui Qui a, semble-t-il, abandonné Son peuple et Qui l’a livré à ses pires ennemis, ivres de haine. Le mot ekha, « hélas » qui introduit Les Lamentations, exprimerait cette terrible question : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sommes-nous tombés si bas ? C’est cette question-exclamation que nous développerons ici. 

Jérémie interpelle le peuple dont il ne semble pas comprendre l’inconduite et l’ingratitude : “Quel tord vos pères ont-ils trouvé en Moi pour qu’ils s’éloigent de Moi, pour qu’ils marchent derrière le néant et qu’ils s’anéantissent ? (II v.5). Il y a une impossibilité à comprendre l’ingratitude endémique d’Israël qui oublie si vite tous les bienfaits prodigués par D. en sa faveur, depuis la sortie d’Egypte (v.6 et 7). De la même façon, le prophète Isaïe aura tensé le peuple en le ravalant au stade le plus bas, inférieur à l’animal qui, au moins, a la reconnaissance du ventre : « Le bœuf connaît son maître et l’âne, la mangeoire de son propriétaire ; Israël, lui, ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas » (I v. 3).

En général, les prophètes parlent chacun selon sa sensibilité, avec fougue et parfois brutalité, mais tous dans un amour sincère du peuple qu’ils veulent voir s’amender. La prise de conscience est indispensable au repentir et seule la lucidité franche permet de corriger les erreurs passées. Les prophètes ne sont là que pour éveiller les esprits assoupis et égarés dans un éloignement néfaste, et non pour condamner le peuple. 

Il est donc nécessaire de mentionner la faute, voire la trahison, pour susciter la réparation et la correction. Seuls nos prophètes parlant au nom de D. et animés d’un amour profond pour leur peuple, tel Moché, peuvent se permettre de brutaliser Israël avec des mots durs et crus. Jérémie n’hésite pas à comparer les multiples trahisons de son peuple envers D. aux turpitudes d’une femme dévoyée (III v.1 à 3). La recherche effrénée d’idoles rendait Israël totalement incontrôlable et méprisable, sans le moindre égard envers D. Qui l’avait sanctifiée.

Malgré ces fautes innombrables, D. Se dit prêt à pardonner et invite Son peuple à seulement reconnaître ses erreurs et à s’amender, tel un époux épris qui passerait sur les écarts de son épouse et la conjurerait de revenir au foyer (III v.13-14). Grâce à cette attitude franche et bénéfique, Israël tirera les leçons des drames du passé avec clairvoyance et intelligence, en distinguant bien la cause de l’effet.

La catastrophe nationale de la destruction du Temple est vécue par Jérémie, au sein du peuple, avec une douleur extrême mêlée de lucidité. L’affliction et le deuil ne rendent pas aveugles pour autant et ne brouillent pas l’esprit au point de ne plus distinguer les responsabilités historiques que portent le peuple dans la perte de sa souveraineté et de sa capitale, Jérusalem. Il y a une sorte de recul devant les scènes horribles des massacres et des batailles de rues de Jérusalem, lors de sa prise par les babyloniens, qui permet à la fois de décrire l’inénarrable et d’en méditer les causes réélles et profondes : « Cest à cause des péchés de ses prophètes, des fautes de ses prêtres qui répandaient le sang des justes! » (Lam. IV v.13).

 « De quoi peut donc se plaindre l’homme qui vit malgré son péché ? » (III v.39). « Examinons nos voies et scrutons-les, convertissons-nous à D. » (v. 40). Cette étape est cruciale, celle qui consiste à comprendre les malheurs les plus grands sans s’abandonner au désespoir et au blasphème. Il ne faut pas s’en prendre au bâton qui nous frappe, mais distinguer la main qui le tient et agir en conséquence, sinon nous agirions avec la plus grande stupidité, tel ce chien qui cherche à mordre le bâton qui le frappe, sans plus.

Le chapitre cinq des Lamentations vient élever le regard des scènes de violence et de cruauté, ici-bas, vers Celui Qui dirige l’Histoire dans une causalité absolue, d’En-Haut : ” Souviens-Toi de ce qui nous est advenu ; regarde et vois notre opprobre ! “. (v.7)

La reconnaissance des fautes commises est maintenant claire au point de demander à D. d’agir à présent pour le bien et la consolation de Son peuple : « Ramène-nous à Toi et nous reviendrons ; renouvelle nos jours comme ceux d’autrefois » (V v.21).

La commémoration de Ticha béav, marquée lourdement par le deuil et l’affliction, n’a de sens que si l’on en comprend la portée pédagogique et pas seulement historique. Lorsqu’un peuple se fourvoie et en oublie sa dignité et son Créateur, il doit s’attendre à en subir les lourdes conséquences. Jérusalem, qui est au centre de drame historique, a été perdue il y a deux mille ans, parce qu’elle avait perdu son prestige et sa spécificité de cité de la paix. Nous ne l’avons reprise, il y a plus de soixante quinze ans, que parce qu’elle représentait à nouveau la dignité de tout un peuple, la concrétisation de notre retour sur notre terre, la fin de notre exil et de notre opprobre parmi les nations. Après le terrible pogrom du 7 Octobre dernier et la réaction méprisante et abjecte des nations, nous voulons dire au monde : vous qui nous avez chassés de notre terre, de Jérusalem notre capitale, voici, nous y sommes revenus et nous l’avons reprise. Deux mille ans de séparation forcée et de langueur mélancolique à son sujet n’ont pas entamé d’un cheveu notre amour pour Jérusalem. Comme l’a si bien dit un héros de la guerre des six jours : c’est un peuple qui retrouve sa capitale et une capitale qui retrouve son peuple !

S’endeuiller pour Jérusalem, c’est déjà prendre acte de sa consolation, car les deux vont ensemble, telles les ténèbres et la lumière, la joie et la peine.

Sachons lui garder son rang prestigieux et sa sainteté dans l’attente de reconstruire ce qui sera son diadème : le troisième Temple.