Nous lisons traditionnellement la parachat Dévarim le chabbath qui précède Ticha béav. Les paroles de réprimande parfois dures, que Moché y adresse à Israël incitent à l’affliction propre aux Lamentations de Jérémie, Méguilat Ekha, le rouleau d’Ekha que nous lisons à deux reprises le neuf Av.
Le Midrash Rabba, parachath Chélah lékha, explique que cette date devint fatidique, en raison du comportement lamentable du peuple d’Israël, lorsque les explorateurs revinrent de leur mission en Canaan et qu’ils réussirent à décourager le peuple de poursuivre sa route pour conquérir la terre promise (Bam. XIV v.1). L’héritage promis à ses ancêtres et maintes fois confirmé par D. fut alors comme rejeté et méprisé par Israël. Ce soir là, c’était un neuf Av et ils se mirent à se lamenter et à pleurer sur leur sort malheureux qui les avait conduit jusqu’ici, alors qu’ils étaient si bien en Egypte ! D. courroucé par un tel comportement, avait alors juré : puisqu’ils veulent pleurer, Je donnerai à leur postérité de véritables raisons de se lamenter. Le neuf Av devint alors une date redoutable, fatidique, marquée d’une pierre noire et bien des malheurs qui allaient s’abattre sur nous, dans l’Histoire, se déroulèrent à cette sombre date : les destructions des deux Temples, l’expulsion des Juifs d’Espagne, le massacre des juifs d’York et bien d’autres.
Ainsi, il apparaît que c’est Israël lui-même qui se donne le bâton pour se frapper ; il est la cause de ses propres malheurs. Nous n’avons qu’à lire attentivement le rouleau d’Ekha pour s’en convaincre : “La faute de la fille de mon peuple a été plus grande que le péché de Sodome” (IV v.6) ; “C’est à cause des péchés de ses prophètes, des fautes de ses prêtres…”(IV v.13).
Les admonestations de Moché, qui aimait particulièrement son peuple, sont de nature pédagogique, tels des aiguillons dans ses flancs afin de le ramener sur la bonne voie, de le corriger dans ses égarements. Rien n’était dit pour avilir Israël, pour l’humilier, mais bien plutôt pour l’inciter à s’amender, à comprendre ses erreurs. Ainsi, les paroles affligées de Jérémie dans ses Lamentations, ont un effet comparable à la différence près qu’elles concernent le fait accompli, la destruction du Temple et de Jérusalem, dont on doit tirer les leçons. Rien de ce qui arrive à Israël n’est fortuit et tout doit susciter la réflexion et l’analyse, afin de ne pas commettre les mêmes fautes.
A la veille de sa mort et de l’entrée du peuple en Canaan, les paroles de Moché résonnaient avec plus de puissance et provoquaient plus d’écho dans le cœur du peuple rassemblé qu’il avait conduit jusqu’ici. Nos sages expliquent que jusqu’à présent Moché était « l’organe de D.» Qui parlait par la gorge de Moché, Qui lui inspirait les mots exacts à dire. A partir de notre paracha et durant tout ce cinquième livre, Moché parlera de sa propre inspiration, dans les moments ultimes de la fin de sa vie sur terre. Tel un père s’adressant à ses enfants au terme de sa vie, avec amour mais fermeté, avec sagesse et mansuétude, Moché va rappeler les évènements importants survenus depuis la sortie d’Egypte, afin de susciter la réflexion à son peuple.
La catastrophe de la destruction du temple et des massacres qui l’accompagnèrent, plongea certes Israël dans le deuil et l’affliction, mais ne le dépourvut pas de sa lucidité et de sa clairvoyance afin d’en comprendre les causes. C’est le sens de l’énorme charge émotionnelle que nos sages ont placée sur la commémoration du neuf Av jusqu’à nos jours; il ne suffit pas de prendre le deuil, encore faut-il en comprendre les causes tant historiques que morales.
En laissant l’ennemi détruire et bruler Son Temple, D. épargna Son peuple qui s’était rendu coupable et ne le condamna qu’à l’exil, d’où il reviendra un jour pour se réinstaller sur sa terre. Ainsi que l’explique le Midrash Ekha, D. déversa Sa colère sur les pierres et sur les poutres du Temple plutôt que sur Israël, empêchant ainsi les barbares de massacrer complètement Son peuple, ce qui eut été irréversible. Certes, la guerre contre Jérusalem a été extrêmement meurtrière et douloureuse, en vies humaines et en termes de disparitions des grands tsadikim d’alors, mais Israël y survécut malgré tout, et ses rescapés reviendront sur leur terre, selon la promesse divine par la bouche des prophètes.
Le Talmud raconte l’histoire singulière de Rabbi Yéhochoua qui se rendit un jour à Rome en délégation, où il devait rencontrer l’empereur. On lui indiqua qu’un jeune garçon juif était prisonnier dans une geôle et il alla lui rendre visite comme il se doit. Voulant s’assurer qu’il était bien juif, il le questionna à travers un verset d’Isaïe : « Qui a livré Jacob à la déprédation et Israël aux pillards ? » voulant lui demander pourquoi Israël a-t-il été exilé. Le jeune garçon lui répondit immédiatement, citant la suite du verset : « N’est-ce pas D. envers Qui nous avions fauté ? On n’a pas voulu marcher dans Ses voies ni écouter Sa Loi ! » (XLII v.24). En l’écoutant, le maître dit : ce garçon deviendra un grand sage d’Israël (Traité Guittin 58A).
Mais qu’y avait-il donc de si extraordinaire à réciter un verset, que chacun est sensé connaître, au point de provoquer l’admiration de Rabbi Yéhochoua ? En fait, l’intelligence de la réponse réside dans la distinction des deux raisons données par le prophète, correspondant aux deux facteurs qui ont mené à la destruction du Temple : l’absence de valeurs morales et éthiques – le refus de marcher dans les voies de D.- et la non observance des mitsvoth – le refus d’écouter la Loi – Il ne suffit pas de déclarer que nous avons fauté envers D. encore faut-il savoir en quoi nous avons failli. C’est cette clairvoyance chez ce garçon qui fit l’appréciation de Rabbi Yéhochoua.
Pourquoi avions-nous perdu notre terre ? Parce que nous y avions délaissé notre Torah qui était son âme et la raison d’être d’Israël sur sa terre. Celle-ci n’a de sens pour Israël que revêtue de sa dimension spirituelle authentique, incarnée par notre Torah. Sans elle, nous ne nous distinguerions pas des autres nations et, partant, nous ne justifierions pas notre présence ici. Plus encore : une pratique superficielle et dénaturée, sans une conviction profonde et sans une compréhension éclairée, reviendrait au même résultat. Bénir sur la Torah « Qui nous a élu parmi tous les peuples et nous a donné Sa Loi » au moment d’entamer sa lecture publique, mais dans le même temps agir sans conscience de cette élection, qui implique des devoirs de morale et de respect des valeurs, relèverait de la plus grande incohérence et nuirait, là aussi, à notre droit sur cette terre. La bénédiction sur la Torah, que l’on récite dès le lever, deviendrait un simple texte récité, sans consistance ni conscience des vrais devoirs du juif.
Dès que le Temple n’emplit plus son rôle fédérateur du peuple et de centre spirituel, de pureté et de sainteté, il ne devint plus nécessaire ni à Jérusalem, ni à Israël, ni à D. Maints prophètes, tel Jérémie, fustigèrent le peuple qui venait au Temple pour y offrir ses sacrifices, comme s’il était devenu un « alibi » à sa bonne conscience, à sa dévotion extérieure envers D. Sa destruction devint alors inéluctable, voire même nécessaire, et elle entraîna alors l’exil d’Israël et sa dispersion aux quatre coins du monde, où il subira la vindicte et la haine des nations. Cette terrible situation est à la fois insupportable pour Israël et pour D. Lui-même car elle est totalement contraire à la nature d’Israël comme au projet divin qui ne pense Israël qu’installé sur sa terre, dans la fidélité à la Torah. Voici pourquoi le prophète associe D. à ses états d’âme, à sa nostalgie de la splendeur d’antan perdue par les fautes d’Israël :
“Souviens-Toi, D. de ce qui nous est advenu…Elle est tombée, la couronne de notre tête! Ramène-nous à Toi et nous reviendrons. Renouvelle nos jours comme ceux d’autrefois.” (Ekha V) Le retour d’Israël signifiera celui de D. Qui lui reste attaché dans l’exil.
Décidemment, la relation entre les explorateurs et le neuf Av est bien réelle : les premiers ne voulurent pas entrer en terre promise tandis que le sens profond du neuf Av est de prier pour notre retour chez nous, afin d’y rester à jamais. C’est en s’imprégnant des causes de l’exil, découlant de la dégradation des relations d’Israël avec son Temple et avec D. que l’on peut efficacement à la fois corriger la terrible déception provoquée par les explorateurs et Israël, et à la fois empêcher que l’exil ne se reproduise ou ne se prolonge.
Nos sages nous assurent que celui qui s’afflige de la destruction de Jérusalem jadis, verra et se réjouira de sa reconstruction.
Seul celui qui ressent sincèrement la douleur de la disparition du Temple, aura la force et la volonté de le voir rebâti, à la tête de Jérusalem. Veuille D. nous envoyer le Messie fils de David et nous faire participer tous à la restauration du Temple, en son lieu saint. Amen.