LA VENGEANCE  ET  L’HONNEUR

L’acte meurtrier de Pinhass, en empalant sur sa lance Zimri de la tribu de Chimeon et Kozbi la princesse madianite, qui s’étaient accouplés effrontément devant tout le peuple, dépassant toutes les limites de l’acceptable, est sans nul doute d’une extrême rareté à tout point de vue.

Exceptionnel pour celui qui l’accomplit, un Prêtre petit fils d’Aharon le pacifique ; pour la victime, prince de la tribu de Chimeon et par sa nature même, d’une extrême violence. Cette situation est à ce point hors normes que la halakha édicte un principe unique en son genre : lorsqu’un tel cas se produit, ce sont des «vengeurs» qui doivent porter le coup fatal ; mais on ne doit pas enseigner cette chose. En d’autres termes, seul le vengeur doit s’arroger le droit d’intervenir immédiatement sans qu’il en ait reçu l’ordre d’un supérieur ou d’un maître. C’est une position étonnante de nos sages que d’appliquer une règle sans qu’on l’ait enseignée ! Moïse lui-même, qui avait reçu cet enseignement de D. n’en avait pas le souvenir ou ne voulut pas l’appliquer présentement, comme l’explique Rashi pour le verset « ..tandis qu’eux (Moïse et l’Assemblée d’Israël) pleuraient à l’entrée de la Tente d’Assignation (XXV 6).

Autre difficulté : quelle définition doit-on donner au terme kannaïm -vengeurs- ? Sont-ce des êtres d’exception qui n’agissent que pour l’honneur de D. ou simplement des personnes choquées par le spectacle affligeant devant leurs yeux et qui réagiraient brutalement pour en punir les acteurs ?

De toute évidence, l’exemple fameux de Pinhass nous démontre la qualité d’âme exceptionnelle du vengeur. Celui-ci doit être imprégné de la crainte de D. et sa conscience de l’Etre Suprême, la plus élevée.

De plus, aucune tendance égoïste, aucun sentiment personnel ne doivent entacher sa conduite, déterminée exclusivement par sa volonté de sauver et de préserver l’honneur de D. rien d’autre. C’est ce que fit Pinhass en faveur duquel D. Lui-Même interviendra pour le laver de toute suspicion de la part de ses pairs. Seul D. pouvait savoir que Pinhass avait agi sans autre mobile que celui de laver l’honneur de D. souillé par ce prince d’Israël, que son acte n’était mu par aucune ambition personnelle, aucune haine particulière vouée à Zimri ben Salou, aucune velléité de se montrer devant tout le peuple pour en tirer gloire.

Les commentaires relèvent que D. honore Pinhass mais pas l’acte de tuer qu’il a du accomplir : la vengeance, même celle pour l’honneur de D., n’est pas bonne mais le vengeur en la personne de Pinhass, en est ressorti grandi et honoré. D. lui accorde une alliance de paix perpétuelle, précisément parce que l’on aurait cru qu’un descendant de Aharon le grand Prêtre, ne pouvait prétendre à la prêtrise après avoir fait ce qu’il a fait. En effet, un Cohen criminel, avec ou sans préméditation, ne peut plus exercer ses privilèges.

Rashi et plusieurs exégètes après lui, s’étonneront de ce que Pinhass n’avait pas été oint par Moïse, lors de la dédicace du Tabernacle, comme l’avaient été Aharon et ses fils. Ce ne sera donc que la déclaration divine de lui accorder « une alliance de paix » -qui caractérise la prêtrise- qui lui permettra d’assumer la prêtrise plus tard, en tant que descendant d’Aharon. Il sera le premier grand Prêtre d’Israël après la conquête de Canaan sous la conduite de Josué. Seul D. pouvait l’absoudre de la terrible action qu’il avait accomplie, laquelle normalement, invalide un prêtre d’assumer son rôle. Pinhass avait apaisé la colère de D. contre Israël par son intervention brutale et avait ainsi sauvé la vie de milliers de ses frères.

L’autre personnage qui agit à l’instar de Pinhass, est le prophète Elie dont le récit est narré dans la haftarah tirée du livre des Rois. Lui aussi connut une époque de débauche générale et d’idolâtrie dans le Royaume du nord, sous l’influence néfaste du roi Achab et surtout de sa terrible épouse Izével, adorateurs du Baal. Dans un rassemblement du peuple qu’il convoqua au mont Carmel, il somma le peuple de se décider et de s’engager dans l’une des deux voies : adorer D. ou adorer le Baal cananéen. Cette initiative bénie se conclut par une grande sanctification de D. par le peuple d’Israël, mais se solda aussi par le massacre de tous les prêtres du Baal à la solde de la reine Izével. Ce qui lui valut d’être recherché pour être mis à mort. Contraint de s’enfuir vers le sud, il erra quarante jours et quarante nuits jusqu’à arriver au mont Sinaï où D. Se révéla à lui.

Pourtant, tout va distinguer l’acte vengeur de Pinhass de celui d’Elie, au point que D. lui fera comprendre qu’il ne peut plus assumer sa mission de prophète d’Israël et qu’il doit désigner à présent son successeur, Elisha.

En quoi a-t-il fauté ? D. le fit venir jusqu’en ce lieu hautement symbolique où D. Se révéla à Moïse et lui donna la Torah. Moïse était un homme proche du peuple et toujours soucieux de le défendre. Ce ne fut pas le cas du prophète Elie le Tishbite, qui dénonça à deux reprises, mot pour mot, les agissements de son peuple qui « a abandonné Ton alliance -la milah- a démoli Tes autels et tué Tes prophètes ». (I Rois XIX 14) Un prophète d’Israël ne doit pas accuser et dénigrer son peuple. De plus, D. Se révéla à lui par des moyens significatifs, chargés de messages. Il déclencha un cyclone, mais sans qu’Il s’y révéla : ce n’est pas par la force que l’on s’impose. Puis un violent tremblement de terre secoua la montagne, et là non plus D. n’était pas. Puis vint le feu dévorant qui n’indiquait pas non plus la présence de D. Ce n’est que dans une fine brise que D. lui parla, c’est par la pondération et le calme que l’on trouve grâce aux yeux de D. La mission qui sera donnée à Elie, pour conclure sa vie sur terre, sera de lui trouver un successeur et d’oindre Hazaël roi de Aram, et Yéhou, roi d’Israël. D. veut lui faire comprendre qu’Il possède de nombreux messagers sur terre qui accompliront, chacun dans son domaine, Sa Volonté, sans qu’Elie se sente investi de toutes les missions possibles, surtout en les assurant de la façon dont il s’y est pris.

Ainsi, nous voyons que Pinhass est unique dans son genre : l’acte violent et brutal qu’il accomplit, qui demeure tout de même une mise à mort, fut un acte unique, valide uniquement à l’instant où il l’accomplit et en aucun cas à reproduire ultérieurement, comme si cela avait été un précédent à suivre.

Cependant, il est à remarquer, à l’instar de Rabbi Menahem de Kotsk, que Pinhass ne fut pas choisi pour succéder à Moïse, ayant démontré son incapacité à diriger dans la paix et l’harmonie. Le futur chef d’Israël se devait d’être issu du peuple et incorporé à lui, qui vit à l’unisson avec lui et ressent tous ses manques.

Or, quelles que soient les qualités de Pinhass, décrites et distinguées par la Torah, celles d’un chef charismatique et aimé du peuple ne lui avaient pas été dévolues, d’où la requête présentée par Moïse à D. : « Que mon Seigneur, D. des esprits pour toute chair, désigne un homme sur la communauté…» (XXVII 16) Moïse ne voit pas son petit neveu devenir le chef d’Israël et il demande donc à D. de préposer un homme capable « de sortir devant le peuple et de le ramener ». Pinhass ne correspondait certainement pas à ce profil défini par Moïse, depuis qu’il avait tué ce prince d’Israël et qu’il s’était attiré l’hostilité de tous. Lui-même, Moïse, savait qu’il n’était plus adapté à la jeune génération qui devait entrer en Canaan, comme cela lui avait été signifié par D. après l’épisode du rocher ; alors que D. lui demande de parler, il décide de frapper le rocher, de faire preuve d’une autorité qui n’est plus de mise dans la nouvelle situation d’Israël, pour la nouvelle génération qui se prépare à entrer en terre de Canaan.

Les princes des tribus, qui méprisèrent Pinhass en raison de sa naissance moins glorieuse (selon Rashi), voulurent même le tuer pour avoir exécuté un des leurs, sans sommation ni jugement. Mais D. réhabilitera Pinhass en prouvant que bien qu’il n’ait ni la vocation ni la connaissance du maniement d’armes de guerres, tant s’en fallut, Pinhass agit spontanément et catégoriquement pour rectifier l’immense affront infligé à tous. Les âmes bien nées qu’ils étaient ne leur permirent pas d’en faire autant, pour la gloire de D.

Le Sfath Emeth explique que Pinhass a agi de la façon la plus courageuse qui soit, au péril de sa vie, introduisant dans la conscience collective d’Israël l’acte vengeur pour sauvegarder l’une des plus grandes qualités : le sens de l’honneur de D.

Nous appelons cela aujourd’hui le kidouch hachèm.