TORAH ET LIBERTE

La période du Omer, qui rattache Pessah à Chavouoth, et qui se conclue précisément par la célébration de la fête du « don de la Torah », nous enseigne que les deux évènements majeurs de l’histoire d’Israël, sont ontologiquement liés et complémentaires : sans la libération d’Egypte, il n’y aurait pas eu de Chavouoth, et sans la Révélation de D. au Sinaï, la sortie d’Egypte n’aurait servi à rien ; point de liberté, point de Torah !

Le plan divin prévoyait donc, et ce depuis la Création du monde, dit le Midrash, qu’Israël soit libéré de l’esclavage, puis mené vers le mont Sinaï pour y recevoir la Torah, la Loi révélée. Cette liberté acquise devait être la condition sine qua non pour que D. donne Sa Torah à Son peuple, conformément au droit toraïque qui stipule qu’un esclave ne peut s’engager sur aucune chose, ne peut rien posséder en propre, tout le temps qu’il est sous la « propriété » d’un maître. Or, D. avait prévu dès l’origine, de donner Sa Torah à Israël. Dès lors, surgit la question : mais de quelle liberté est-il question ici ? Tout avait été prévu dans le détail par le Créateur. Le Talmud règle définitivement le problème en affirmant, se basant sur le sens obvie du mot  bétahtith hahar – sous la montagne – (Chémoth XIX v.17), c’est-à-dire que D. avait placé la montagne du Sinaï au-dessus de la tête des fils d’Israël, leur enjoignant d’accepter la Torah ; sans quoi, ils y auraient été ensevelis, là, et le monde serait retourné au tohu bohu originel! En d’autres termes, D. menaça Israël d’élimination s’il ne recevait pas la Torah. Cela revient à dire qu’Il ne laissa aucun choix, aucune possibilité de refus, donc aucune liberté de décider. Quelle serait donc la valeur de leur acquiescement ?

Pour résoudre ce problème de taille, nous devons d’abord comprendre que la libération d’Egypte comportait deux phases : la libération physique et la libération spirituelle. La première consista à se débarrasser définitivement du joug égyptien, de servitude et de la souffrance endurée ; cela se passa donc à Pessah. La seconde étape fut celle du rassemblement au mont Sinaï afin d’y recevoir la Torah. Pour y parvenir, le peuple d’Israël, tout nouvellement libéré de l’esclavage, devait se débarrasser de toutes les influences néfastes subies durant plus de deux siècles d’esclavage en Egypte, de toutes les croyances idolâtres qui polluaient leur esprit. Cela se fit progressivement mais à une vitesse vertigineuse, en seulement sept semaines qui lui permirent de se présenter au mont Sinaï, spirituellement et mentalement prêt à entendre La Voix de D. Lui-même. Il serait erroné de croire que la première étape aurait suffi : que faire de sa liberté si l’on ne sait pas où aller et que faire ? Baruch Spinoza écrit, dans son Ethique : « l’homme raisonnable est plus libre dans la cité, sous la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même » !

Même J.J. Rousseau, dans son Contrat social, en 1762, affirme quelque chose de comparable, que l’on trouve déjà affirmé dans nos textes : « La liberté morale seule rend l’homme vraiment libre et maître de lui… et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite, est liberté ».

L’Histoire pensée par D. accorde une place prépondérante à Israël, en ce qu’Il l’a choisi pour porter Sa Parole, et accomplir ses commandements. Il ne pouvait donc lui accorder une quelconque liberté en ce moment crucial du rendez-vous donné par D. à Israël. La réalisation spirituelle de sa libération, donna de son côté, à Israël, une raison d’être, une direction et un chemin qui lui permirent d’assumer son destin universel et d’occuper sa place spécifique dans le monde. Israël, en acceptant la Torah, permettait à D. de justifier la création du monde et, en même temps, permettait au monde de poursuivre son existence, gravement compromise à cet instant. Qu’il me soit permis de dire qu’en acceptant  la Torah, Israël évite à D. une situation bien embarrassante : celle d’avoir créé un monde qui n’aurait servi à rien ! Nous devrons donc admettre qu’il n’y eut alors aucune liberté pour Israël, si ce n’est d’accepter la Torah.

Mais une autre question s’impose. Pourquoi D. n’aurait pas laissé d’abord le choix à Israël, qui aurait pu dire « oui » de lui-même, sans menace ni contrainte ? La réponse est donnée par le Maharal de Prague qui explique qu’il eut été inenvisageable que la Torah, qui a préexisté au monde neuf cent soixante-quatorze générations, qui était la raison majeure qui a présidé à la création du monde, soit suspendue au  « bon vouloir » d’Israël, soit en quelque sorte dépendante d’un paramètre incontrôlable extérieur à la Volonté de D. Cela aurait voulu dire que la Torah aurait pu ne pas être donnée à Israël et le monde aurait pu être dépourvu de la « Loi divine ». Cela est impensable ! Car le monde n’a été créé que pour la Torah et Israël. D. devra donc d’emblée contraindre Israël sans lui laisser le choix, pour ne pas laisser place à l’incertitude.

Le Midrash Rabba explique ainsi le verset : « Les lettres (des Dix Paroles) étaient écrites par D. gravées dans les tables ». Le Midrash dit : ne lis pas harout -gravées- mais hérout -liberté- Voici que ces deux mots identiques nous replacent directement dans notre sujet : ce qui est gravé dans la pierre est figé définitivement ; ce qui est libre est à l’opposé, sans contrainte ni obstacle.

Nos sages veulent que nous comprenions que les Dix Paroles, synthétisant tous les commandements de la Torah, ne sont pas, précisément, figées mais libres. Comment ? N’est libre que celui qui soumet sa liberté à la Torah, à son étude et à son application. Nous voyons ici que la liberté dont on parle n’est pas celle du corps et du mouvement, mais celle de l’esprit et de la pensée. Il y a soixante-dix facettes à la Torah, entendez une multitude d’interprétations possibles, toutes rattachées au socle commun qu’est le texte de la Torah. Ainsi pouvons-nous comprendre ce verset bien singulier : «…les tables écrites des deux côtés, de ci et de là elles étaient écrites » (Chémoth XXXII v.15). Le Midrash dit : les tables étaient gravées des deux côtés de telle sorte qu’elles étaient lisibles des deux côtés, ce qui est parfaitement impossible dans une situation normale. Le gravage des lettres transperçait la pierre de part en part, de sorte qu’elles étaient visibles et lisibles des deux côtés à la fois. Cela pose d’ailleurs un problème pour certaines lettres dont l’espace intérieur nécessite un support, tel le « mem final » dont l’espace intérieur plein tenait miraculeusement, disent nos sages. Cela nous enseigne que s’il est vrai que les lettres gravées dans la pierre ne peuvent plus subir aucun changement, le fait qu’elles transperçaient la pierre indique qu’il y avait un espace libre des deux côtés de la pierre. Les interprétations de la Loi sont multiples, à condition qu’elles se rattachent toutes à la base, au support qu’est la Torah : les espaces permettent cette liberté d’interprétation, à condition que ces deux espaces se rattachent aux lettres gravées qui façonnent le sens et une signification. Les deux espaces se rejoignent par la forme des lettres gravées de part en part.

Nous pouvons donc conclure que la liberté d’Israël leur a été donnée juste le temps nécessaire pour les amener au niveau de conscience qui leur permettait d’accepter de se vouer à la Torah. Car, en somme, Israël n’a pas décidé des circonstances de la Révélation, qui ne dépendait pas d’eux ; par contre, leur consentement à recevoir la Torah aura été totalement le fruit de leur volonté, puisqu’ils pouvaient tout aussi bien la refuser, au risque de mettre toute la Création en péril. Nous pouvons enfin supposer qu’Israël, qui fut le dernier peuple auquel D. avait « proposé » la Torah, refusée par tous les autres, prit une stature universelle en préservant le monde de la destruction. Conscient du rôle responsable qu’il devait jouer dans le monde, le peuple d’Israël accepta ce qu’il ne pouvait refuser. En disant à D. « naassé vénichma » – nous accomplirons et nous comprendrons –  Israël alla bien au-delà des espérances de D. subjugué par ces deux mots extraordinaires, retentissant dans l’univers. Ils exprimaient parfaitement la décision unanime d’Israël de se soumettre à D. en hommes libres, démontrant par là que n’est libre que celui qui donne un sens et un contenu à sa liberté, en se donnant à D. comme une épouse à son époux.

C’est précisément au mont Sinaï que D. et Israël s’unirent pour l’éternité, ce moment tant attendu par D. depuis qu’Il créa Adam, deux mille quatre cent quarante-huit années plus tôt.