L’un des commandements que nous donne la parachath Emor, tout à fait de circonstance, est celui de procéder au comput du Omer ( Vayikra XXIII v.9-21 ).
La période qui s’étend de Pessah à Chavouoth est marquée par cette bien singulière obligation religieuse : celle de compter chaque soir, dès le second soir de Pessah, jusqu’à arriver au quarante neuvième soir, complétant le compte des sept semaines avant la fête du don de la Torah, Chavouoth, le six Sivane. Qu’y a-t-il donc de si important pour que nous comptions ainsi les jours qui nous séparent de Chavouoth, avec une rigueur telle que si nous oublions de compter un seul soir, nous ne pourrions plus continuer ce compte, irrémédiablement ?
La première réponse, donnée par le Sefer Hahinoukh, consisterait à dire que nous voulons manifester notre impatience à atteindre le don de la Torah, qui a conditionné la sortie d’Egypte. La Révélation sinaïtique fut un évènement tellement important, que nous comptons les jours qui nous en séparent avec fébrilité, à l’instar de celui qui compte chaque jour en vue d’un évènement capital dans sa vie : un futur marié, par exemple, qui compte à rebours les jours qui précèdent le jour de sa houpah. Or, le don de la Torah est bel est bien comparé à l’union des deux mariés sous le dais nuptial.
Afin de clarifier la conception du temps, paramètre essentiel dans cette mitsvah, nous rapporterons les deux thèses distinctes, parmi les Guéonim (époque des premiers décisionnaires qui débuta au VIIIème siècle, au début de la conquête musulmane).
Rabbi Chimeon Kayera ( deuxième génération en l’an 741 ) auteur du Hilkhoth Guédoloth, considère que le compte du Omer n’est qu’une seule et même mitsva qui s’étend dans le temps, de façon continue, de Pessah à Chavouoth. De ce fait, omettre de compter un soir, reviendrait à interrompre le déroulement de ce commandement de la Torah, ainsi que l’écoulement du temps précieux entre Pessah, la libération d’Egypte, et Chavouoth, le don de la Torah, deux évènements ontologiquement rattachés. Une telle interruption explique donc que l’on ne peut plus, selon cette théorie, continuer à compter le Omer avec sa bénédiction afférente, marque de l’accomplissement du commandement divin. Ce serait comme si l’on décrochait un wagon d’un train en pleine course, le partageant ainsi en deux parties : la première partie continuerait son trajet, tractée par la locomotive ; la seconde resterait sur place…
Une thèse opposée est élaborée par un autre Gaone : Rav Haï fils de Rav Chrira Gaone (939 – 1038). Celui-ci considère que le compte du Omer chaque soir, est un commandement indépendant l’un de l’autre et, par conséquent, celui qui oublie de compter un soir, peut tout à fait poursuivre son compte les soirs suivants, un peu comme si l’on avait oublié de prier une prière quotidienne, rien n’empêche de réciter le lendemain la même prière. Cela reviendrait à dire qu’il y a quarante neuf obligations distinctes de compter le Omer. Se rangèrent à cet avis, plus tard, deux grands décisionnaires tels le tossafiste Rabbi Ytshak et Rabbénou Acher, le Rosh.
Mais quelle thèse a été adoptée ? Nous pouvons dire que Rabbi Yossef Karo, l’auteur du Choulhane Aroukh, a tranché en faveur des deux thèses à la fois, compte tenu de la notoriété des deux Guéonim : si l’on oublie de compter un soir, on pourra continuer à compter par la suite (selon l’opinion de Rav Haï Gaone ), mais sans réciter de bénédiction ( par égard pour l’opinion du Hilkhoth Guédoloth ).
Essayons de comprendre le fond de cette discussion. Toute la question est de déterminer la notion du temps qui s’écoule entre ces deux évènements majeurs dans l’histoire du peuple d’Israël. Faut-il considérer le temps comme une entité complète et indivisible, afin de rattacher la sortie d’Egypte directement au don de la Torah au mont Sinaï, ce qui porte un sens éminemment important dans la finalité de la libération d’Egypte, ou faut-il regarder ces deux évènements indépendamment ? Faut-il considérer le temps comme une unité ou comme une somme d’unités ? Selon le verset, il faut que les sept semaines soient complètes et fondues dans une même entité, ce qui exclut toute interruption même involontaire ; un oubli quelconque brise cette continuité et interrompt le compte. Cela reviendrait à dissocier les deux évènements, qui sont pourtant rattachés et dépendants l’un de l’autre : nous ne sommes pas sortis d’Egypte simplement pour devenir libres, mais pour nous diriger vers le mont SinaÏ et y recevoir la Torah, soumettant par là même notre liberté à ce joug divin. Le sens de l’Histoire a autant d’importance que l’évènement de l’Histoire.
Qu’en est-il alors de la seconde théorie et comment peut-elle s’opposer à celle-ci qui semble parfaitement logique et acceptable ? Elle se fonde aussi sur le texte qui, apparemment, se répète inutilement : « Et vous compterez pour vous … sept semaines complètes. Jusqu’au lendemain du
septième shabbath, vous compterez cinquante jours et vous offrirez une oblation nouvelle à D. » ( XXIII 15 & 16). Ce deuxième verset semble superflu, si l’on ne l’interprétait en disant qu’il s’agit aussi de compter les jours indépendamment, jusqu’à cinquante, sans être pénalisé par cette unité du temps. Les deux décisionnaires ont donc raison !
Cette divergence met en lumière un autre débat, bien ancien, de l’époque de la Michna. Hillel l’Ancien avait l’habitude de manger ce qu’il trouvait de meilleur au marché chaque jour, laissant pour le dernier jour de la semaine le soin de préparer le chabbath : chaque jour apporte sa bénédiction propre et nous devons en remercier le Créateur.
Mais Chammaï l’Ancien agissait autrement : il achetait dès le dimanche les meilleurs mets qu’il réservait pour le chabbath, et s’il trouvait mieux le lendemain, il l’achetait et mangeait ce qu’il avait acheté la veille et qu’il avait réservé pour le chabbath. Pour le premier, le temps est divisé en segments distincts et autonomes et ce qui importe est ce qu’on en fait de bien : à chaque jour suffit sa peine.
Pour le second, le temps est d’une durée continue, et dès le début de la semaine, on doit préparer le chabbath suivant qui est l’aboutissement de cette unité temporelle. (Traité Betsa 16 B)
Cette dernière conception nous permet parfaitement de comprendre comment on doit vivre cette période de l’Omer, dans la perspective de Chavouoth. Ainsi que dit le Kabbaliste Rabbi Chlomo Elkabets, dans son fameux cantique Lékha Dodi : l’aboutissement de l’action est déjà, en germe, dans la pensée première.
En allant plus loin dans cette réflexion, nous nous apercevons que la thèse qui consiste à voir l’aboutissement d’un processus historique, donne le vrai contenu, le vrai sens à l’Histoire ; elle justifie les étapes intermédiaires parce qu’elle voit loin, l’objectif, la finalité : le pourquoi de l’évènement présent. La sortie d’Egypte prend donc toute sa dimension lorsque l’on sait pourquoi nous l’avons vécue : elle était d’emblée orientée vers l’évènement suivant et prenait ainsi tout son sens.
D. Qui pense l’Histoire en perspective, selon une trajectoire linéaire dans laquelle chaque étape est justifiée par la suivante, nous invite à rentrer dans cette philosophie de l’Histoire et de méditer l’étape suivante dans une quête constante du lendemain. C’est ce que l’on pourrait appeler « la vision prophétique du temps ». Lorsque tout le monde se réjouit et profite du moment présent, le prophète annonce la destruction prochaine du Temple ; lorsque le peuple est prostré dans le deuil et la désolation, il annonce la consolation, la délivrance et la reconstruction. Il a toujours une longueur d’avance, ce qui faisait de lui un personnage incompris et décalé.
Même la valeur agricole des fêtes nous donne cette vision continue de l’après. La fête du printemps qu’est Pessah, prépare assurément celle de la moisson qu’est Chavouoth. Nous pourrions dire : si l’on veut récolter, il faut semer ; si l’on veut célébrer le don de la Torah, il faut d’abord se désaliéner de toutes nos entraves, invisibles ou visibles, concrètes ou abstraites. Il faut sortir de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin, à l’Egypte, à l’asservissement.
Aujourd’hui, il ne reste de cette mitsva de l’Omer que le compte abstrait des jours qui passent, et non plus la cérémonie de la moisson de la nouvelle récolte d’orge qui se faisait en grand cérémonial, à l’époque du Temple. Mais cela n’enlève en rien la force de ce commandement fondé sur l’attente impatiente de l’évènement déterminant et fondateur qu’est la Révélation. Celle-ci constitue le phare tout le long de cette période, telle l’aube qui point à l’horizon et qui, progressivement, laisse la place au grand jour, à la lumière éblouissante de la Torah. C’est ainsi que l’on doit appréhender l’évènement majeur qui marquera définitivement le destin du peuple d’Israël.
Ces deux conceptions du temps, restent éminemment actuelles pour appréhender les grands évènements de notre présent sur notre terre d’Israël.