La Révélation de D. au mont Sinaï, relatée dans le détail dans notre parachath Yitro, donne le sens de tout ce que nous venons de lire dans les parachiyoth précédentes. En effet, pourquoi serions- nous sortis d’Egypte et aurions-nous mis fin à l’esclavage s’il ne s’agissait que d’acquérir notre liberté au sens humain et social? Qu’aurions nous fait de notre liberté en errant dans le désert, sans but particulier?
La révélation de D. au Mont Sinaï apporte la véritable dimension de la sortie d’Egypte : un événement métahistorique majeur qui permettra la constitution du peuple d’Israël et sa naissance en tant qu’entité ontologique au Mont Sinaï, cinquante jours plus tard. Durant cette période transitoire de la plus haute importance – celle que l’on nomme « le compte du Omer » dans le calendrier hébraïque – le peuple d’Israël sera passé, que dis-je, se sera propulsé du plus bas niveau d’assimilation servile, au plus haut degré de conscience de l’Etre Suprême ; ce qui aura nécessité forcément une préparation gigantesque qui ne peut être assumée sans l’aide de D… Lui-même.
A nouveau, il ne s’agit nullement d’une hâte, comme ce fut le cas pour la sortie d’Egypte, mais d’un élan extraordinaire qui porta le peuple progressivement vers son Créateur et qui lui fit dire, au moment crucial de la Révélation, “naassé venichma” alors que la réflexion pondérée aurait voulu l’ordre contraire; c’est l’écoute ou l’entendement qui doit précéder l’accomplissement et l’action. Cet empressement « amoureux » compris comme une hâte insouciante par ce mécréant, rapporté dans le Talmud (Chabbat 88 B), lui fit dire sur un ton méprisant : « Peuple impulsif qui fait passer la parole de la bouche avant l’écoute de l’oreille ! ». Israël passe pour un peuple insouciant et immature qui dit « oui !» avant d’entendre de quoi il s’agit. La réponse que lui apporte Rava, dans ce texte, rétablit l’esprit dans lequel se situait réellement cet engagement d’Israël : dans la foi sans borne que vouait le peuple d’Israël à D. exprimée depuis la traversée de la Mer Rouge, l’acceptation à priori de tout ce qui provenait de D. devenait même logique voire même inéluctable.
La relation idyllique entre D. et Son peuple rendait alors possible l’élan spontané et irrationnel, pouvant paraître insouciant et irréfléchi. Lorsque deux amoureux se jurent un amour éternel et de se suivre jusqu’au bout du monde, y a-t-il à mettre en doute leur conscience et la sincérité de leurs propos ? Celui qui ne comprendrait pas, n’aura jamais su ce que c’est que l’amour.
De plus, la signification réelle de vénichma ne porte pas sur le sens physiologique de l’audition, mais bien sur « l’entendement », dans le sens de la compréhension. Israël n’est pas un peuple sot et impulsif, tant s’en faut. Il accepte sciemment d’accomplir la Torah avant de la comprendre en profondeur, faisant preuve ainsi, bien au contraire, d’une grande intelligence. Sans action, point de compréhension, à l’image de cet arbre touffu mais sans racines profondes, rapportée dans les Pirké Avoth (Chap. III m.22).
Cette démarche fut alors largement usitée dans la Tradition juive où l’on accomplit l’acte fondateur avant d’épiloguer sur sa signification. Ainsi, nous pratiquons la milah sur le nouveau né bien avant qu’il ait un semblant de conscience pour acquiescer ou refuser, parce que cet acte comporte un potentiel permettant ensuite d’atteindre un haut niveau de conscience. De la même façon, celui qui n’aura jamais vu ni pratiqué le Chabbath ne saurait en saisir toutes les dimensions simplement par la réflexion ou la connaissance théorique. Seule l’action concrète donne un appui à la réflexion et à la compréhension. C’est ainsi qu’Israël reçut des recommandations sur le Chabbath, après la sortie d’Egypte et avant d’en écouter l’ordre dans les Dix Paroles, au Mont Sinaï.
Israël est le peuple choisi par D. depuis la création, bénéficiant de la Providence Divine à chaque pas de sa constitution et dans chaque événement marquant son histoire pré-sinaitique. Suivre D. « les yeux fermés », comme dit le prophète Jérémie « lorsque tu me suivais dans le désert, dans une terre inculte… » (Jérémie II v. 2). Nous sommes donc dans une phase passionnelle et non rationnelle, dans la relation d’Israël avec D. celle qui est décrite par le Midrash, comme une ascension mystique fulgurante aboutissant à la fusion ultime de leur âme avec leur point d’origine : le trône divin. C’est à cet instant précis, celui où D. leur rendit leur néchama , qu’ils renaquirent à une nouvelle vie, à un nouveau destin, plus subtile et plus exaltant, à la hauteur du dessein divin et de l’extrême capacité de leur âme, purifiée et affinée au Mont Sinaï.
Voilà à quoi servit la fin de la servitude en Egypte : libérer leur corps de ses entraves et de ses souffrances, afin de permettre à leur âme de s’élever et d’assumer son rôle exaltant. La libération du corps fut donc indispensable pour parvenir à l’émancipation spirituelle, la véritable finalité de tout ce processus de libération.
Ceci éclaire particulièrement l’ensemble de la Michna rappelant que les tables de la loi étaient gravées de la main de D. Le mot hébreu harouth permet une deuxième interprétation: celle de hérouth ou liberté. Qu’est ce à dire ? Les Tables de la Loi gravées – harouth – constituaient l’aboutissement de la libération d’Egypte. La liberté ne vaut que lorsqu’on la soumet à un idéal, lorsqu’elle est aliénée à une cause supérieure. Or, pour s’engager et prononcer cette formule : ” Nous accomplirons et nous écouterons”, il fallait être libres et disposer de son libre choix, de sa totale et entière volonté.
Mais il y a plus encore dans cet enseignement. Les lettres gravées des Dix Paroles traversaient de part en part la pierre précieuse des Tables et, qui plus est, elles étaient lisibles des deux côtés, à l’endroit. Ce qui est parfaitement impossible dans des conditions normales. Voici ce qu’en dit le Maharal. Une lettre gravée normalement dans la pierre est figée définitivement, immobilisée éternellement tant que durera cette pierre. La traverser de part en part permet à cette lettre de retrouver l’espace de l’autre côté, donc la mobilité ; le contraire de la rigidité figée et statique de la lettre gravée. Ainsi, les paroles de la Torah ne sont pas simplement gravées – harouth – mais elles gardent toute leur « mobilité », leurs interprétations multiples qui leur confèrent cette faculté unique d’être à chaque époque d’actualité – hérouth – . Si la forme des lettres, la tsoura, ne varie pas, leur matière – le homer – reste malléable et variable, permettant cette multitude d’interprétations et d’appréhensions, selon les règles strictes du raisonnement exégétique.
Des deux côtés des Tables, les Paroles étaient lisibles aisément, donnant ces soixante dix facettes possibles, chacune répondant à une approche, à une interprétation, tel ce diamant que l’on peut admirer dans chacune des facettes dans lesquelles il est taillé.
C’est cette liberté unique, et ce potentiel exceptionnel qui nous permet d’apprécier indéfiniment la lettre et l’esprit de la Torah, restant toujours d’actualité.