Quelle histoire extraordinaire que celle de notre peuple ! Quel destin exceptionnel ! Nous rendons-nous compte ? Nous sommes nés dans l’exil, en Egypte et dans l’esclavage. La première fois que l’on nous a appelé « peuple » ce fut par la bouche du pharaon lui-même, notre pire ennemi d’alors, il y a trente trois siècles ! Il y en aura d’autres depuis.
Le peuple d’Israël est bel et bien né en Egypte, dans la souffrance de l’esclavage. C’est dans la persécution que l’on a forgé notre tempérament de peuple uni, de la même façon que nous avons toujours trouvé à travers les âges, la force de survivre et de surmonter les persécutions, la haine, la jalousie et la cruauté des nations. Le peuple d’Israël a été comparé, entre autres, à l’olive, pourquoi ? Pressez une olive, amère au goût, vous obtiendrez de l’huile douce ; c’est sous le joug pesant des persécutions et des épreuves que l’on exprime le meilleur de nous-mêmes, ainsi que le dit abruptement le Talmud : le malheur est bénéfique aux peuple juif (T.B. Haguiga 9B). L’on ne peut voir poindre la lumière que si l’on est plongé dans les ténèbres et l’on ne peut comprendre la valeur de la liberté que si l’on en a été cruellement privé.
Là, nous abordons la question cruciale, récurrente : pourquoi a-t-il fallu passer par la persécution égyptienne ? Quel bien nous apportent donc le malheur et la douleur ? Pour tenter de répondre à cette question si justifiée, sans avoir la prétention d’apporter la réponse, nous évoquerons une constante dans la pensée juive : la chaîne de la causalité.
Etant donné que le but à atteindre est dans les prémices de l’action entreprise, et que D. a parfaitement pensé le monde dans tous ses aboutissants au moment de le créer, Il a choisi dès le commencement la terre d’Israël pour y installer le peuple qu’Il a choisi, lui aussi dès le commencement. Or, cette élection supposait des affinements, des étapes de purification tel un fondeur de métal précieux qui le fait fondre pour en éliminer les scories. Ainsi, en partant de l’arrivée, c’est-à-dire de l’installation d’Israël sur sa terre, nous remontons dans la causalité jusqu’en Egypte selon le raisonnement suivant : pour pouvoir donner la terre élue au peuple élu, il faut la mériter. Pourquoi ? Parce qu’elle a été sanctifiée c’est-à-dire élevée par D. au point qu’aucun peuple, corrompu ou dépravé, n’y peut vivre. Bien des peuples y ont vécu, diriez-vous. Oui, mais aucun n’y est resté et n’y a prospéré. Bien des versets expriment le rejet de ses habitants par la terre excédée, qui les « vomit », exactement comme le phénomène physiologique qui se manifeste lorsque notre estomac ne peut tolérer un aliment indigeste.
De même qu’aucune population humaine ne peut vivre sur des sommets élevés où l’oxygène est plus rare, sauf si sa constitution physique le lui permet, de même Israël ne pouvait prendre possession de la terre promise s’il ne présentait pas les qualités morales et spirituelles nécessaires. Cette théorie, brillamment exposée par Rabbi Y. Halévi dans son Kouzari, est d’une limpidité totale. Il ajoute, en fait, que de même que les conditions climatiques déterminent les capacités d’une plante à pousser dans tel terroir, et pas dans tel autre, de même Israël ne pouvait vivre et rayonner spirituellement qu’à l’intérieur du pays d’Israël, terre où La Providence divine s’exerce d’une façon évidente et visible. (Chap. 2)
L’étape indispensable pour assumer ce destin fut le mont Sinaï où Israël reçut la Torah qui lui permettait de savoir comment vivre sur la terre promise et quelles pratiques rejeter. Or, pour recueillir la Torah, il fallait au préalable être préparé et disposé spirituellement, il fallait être mûr pour construire une société nouvelle aux valeurs totalement révolutionnaires pour l’époque. Plus encore, il fallait une forte constitution physique et mentale, comme il est enseigné dans le Talmud (T.B. Bétsa 25B). C’est en Egypte que ces vertus seront acquises, difficilement et laborieusement. Ainsi, le fouet du persécuteur fit apprécier la valeur du travail ; les corvées, l’importance de la solidarité et la considération de l’autre pour supporter ensemble ; l’esclavage, le prix et le sens de la liberté. Enfin l’exil permettra de comprendre la valeur et l’importance irremplaçables de la terre natale.
Paradoxalement, l’Egypte aura permis d’apprécier l’intervention divine pour extirper avec moult prodiges, un peuple incarcéré et soumis au terrible joug égyptien. Cette prise en charge de l’histoire par D. intégrait aussi le dessein divin. En effet, il eut été possible de se diriger
directement de l’Egypte à la terre promise en réduisant la durée de la traversée du désert, mais la relation privilégiée et intime entre D. et Son peuple qui s’est forgée durant la traversée du désert aurait été très altérée. Nous pouvons comparer cela à une mère qui allaite son bébé et l’entoure de toutes les attentions possibles pour qu’il ne manque de rien. Une autre maman nourrirait son enfant au biberon et le laisserait très tôt acquérir une certaine indépendance : laquelle des deux aurait plus de mérite et assumerait le mieux son rôle ?
De l’Egypte à la terre promise, la Providence veille aux petits soins sur Israël, l’entoure de toutes les précautions et ne cesse à aucun moment sa vigilance afin de renforcer le peuple, de l’éduquer et de lui laisser le temps de découvrir en lui ses qualités intrinsèques, de les cultiver pour que le moment venu, lors de la conquête de Canaan, il puisse s’en servir pour construire une société idéale, fondée sur les valeurs fondamentales et les principes moraux et spirituels enseignés au Sinaï. L’Egypte permit alors de forger la personnalité d’un peuple ayant une haute conscience du respect d’autrui, de l’entraide, de l’appartenance au même peuple dont la gestation a nécessité la participation solidaire de tous de façon extraordinairement équitable. Songeons-nous à l’extraordinaire discipline dont le peuple d’Israël dut faire preuve lors du partage de la terre de Canaan, sous la conduite de Josué ? Ne pouvait-il y avoir quelque revendication, quelque récrimination contre ce partage décidé par D. de la part des fils de ceux qui se révoltaient immédiatement pour du pain ou de l’eau ?
Seulement dans une telle communauté, il était possible de connaître la place et l’importance de chacun, le rôle qu’il doit jouer dans la collectivité et la responsabilité qu’il y assume sur tous les plans, social, moral, spirituel et politique. Chaque territoire attribué correspondait exactement à la nature spécifique de chaque tribu, à sa place dans le peuple et à ses attributions profondes.
Ainsi, l’Egypte ne fut donc pas nécessaire seulement pour qu’Israël naisse et assume son destin, mais également pour les nations entières. Israël avait besoin de l’Egypte pour leur démontrer la nécessaire intervention de D. dans l’Histoire, Sa manifestation à travers la nature qu’Il commande, ce que refusait le Pharaon. La sortie d’Egypte, rendue possible par l’esclavage en Egypte, démontrera que le monde n’est pas figé dans des déterminismes rigides et étouffants. Elle démontrera que la liberté ne consiste pas seulement à se débarrasser de gardes chiourmes mais à décider soi-même de son destin. L’Egypte a été nécessaire pour démontrer à l’humanité qu’on peut sortir d’Egypte, c’est-à-dire de toutes les aliénations possibles de l’être.
Israël, une fois de plus, joue le rôle difficile et ingrat du précurseur, de celui qui expérimente une nouvelle formule, explore une nouvelle voie pour démontrer que cela est possible.
Dans cette perspective, Moché jouera un rôle déterminant que serait celui de catalyseur par rapport à Israël. Lui-même issu de l’esclavage, élevé au palais royal et, malgré tout, conscient de son identité qui lui permettra de « sortir vers ses frères » et de se rendre compte de leur condition misérable. Il aurait pu rester dans son palais doré et couler des jours tranquilles jusqu’à parvenir au pouvoir, sans jamais se mêler à son peuple.
Ce qu’il décida lui permit de mieux se présenter comme son sauveur, lui qui aura pris part à la souffrance de ses frères et qui saura de quel exil il devra les tirer, au Nom de D.
La naissance du « messie » puisque c’est ainsi que l’on doit voir l’apparition de Moshé sur la scène de l’Histoire, ne peut se faire que dans la misère de l’exil, dans son aspect le plus négatif. C’est de ce mal que jaillira le bien pour Israël, la lumière de sa délivrance qui occupera une place centrale dans toute son existence.
En somme, l’esclavage en Egypte, voulu par D. fut pour le bien d’Israël et de sa place dans l’Histoire globale de l’humanité.