L’ECHELLE DE JACOB

Le songe de Jacob le soir de sa fuite loin de Essav, sur le Mont Moriah et la vision de l’échelle énigmatique qu’il vit, ne cessera jamais de faire couler beaucoup d’encre. Il est important de replacer le songe dans son contexte et dans ses tenants tant psychologiques que mystiques, afin de comprendre la réelle portée du symbole.

Par exemple, lorsque D. demande au prophète Jérémie ce qu’il voit dans sa vision , il répond précisément ce que D. attend de lui, non pas une vision globale mais un élément de l’ensemble qui sera chargé de toute la teneur du message divin (Jér. I v.11&12). Ici aussi, l’image de l’échelle est essentielle et sert d’introduction « visuelle » à ce que D. lui dira.

Cependant, il ne s’agit pas d’un songe prophétique au sens où il annonce ce qui va advenir à tout un peuple, mais d’une révélation onirique d’une parfaite clarté sans besoin d’interprétation. C’est ce qui justifie l’emploi répété du pronom démonstratif véhiné, comme pour désigner nettement les acteurs du songe, jusqu’à D. Lui-Même Qui est debout au-dessus de Jacob et Qui lui parle (Or Hahayim). Cette mise en scène nécessite une explication approfondie.

Abrabanel se livre à une véritable synthèse des nombreuses interprétations données à l’image de cette échelle qui symbolise, pour les uns, les mondes supérieurs successifs à partir de celui-ci (Rambam), ou bien l’organisation de ces mondes dans lesquels les anges viennent rendre compte de tout ce qui s’y fait devant D. (Ramban), d’où le mouvement constant sur l’échelle. Ou bien encore, cette échelle préfigure le Temple à venir sur le site duquel elle est dressée, la terre représentant l’autel des sacrifices et l’échelle, la rampe d’accès à l’autel monumental du Temple qui permettait de relier l’homme à son Créateur (Midrach Rabba). Enfin, cette échelle est l’illustration des différents degrés de l’âme, selon la Kabbala, qui permettent les niveaux progressifs de perception de l’être. Je serai tenté de proposer une synthèse « intégrante » qui incorporerait toutes ces interprétations lumineuses qui sont toutes vraies et fondées.

Jacob est en fuite, angoissé et apeuré, non à cause d’Essav, mais parce qu’il est contraint de partir, de quitter la maison paternelle d’où il puisait toute sa spiritualité. Lui, Jacob, qui n’a jamais quitté sa tente d’étude, le voici contraint de fuir loin, très loin des frontières d’Erets Israël, vers un pays inconnu et hostile où il ne pourra certes pas se donner à l’étude comme auparavant. Que restera-t-il de lui et de son esprit ? La révélation divine dans le rêve viendra le rassurer par la triple promesse faite à Avraham, mais non transmise par lui à Ytshak, de sorte que Jacob se retrouve dans la même situation que son grand-père, mais dans le sens contraire c’est-à-dire contraint de quitter la terre promise, sans aucun bien, vers une destination totalement inconnue. D. répondra à chacune de ses angoisses ou plutôt dirons-nous que chacune des promesses divines apaisera une inquiétude non exprimée de Jacob, exactement ainsi que nous le voyons chez Avraham au moment de quitter Haran.

Mais D. choisira une image forte en guise d’entrée en matière : l’échelle. Cet objet singulier va d’abord occuper le rêve et le rêveur avant que la voix de D. se fasse entendre ; que signifie-t-il ? C’est là qu’interviennent les différentes interprétations données en partie ci-dessus. La vocation d’une échelle est de permettre de monter d’abord, puisque l’on est généralement les pieds sur terre, puis de redescendre. Ce mouvement ascendant puis descendant va illustrer les mondes successifs que l’homme tentera constamment de franchir pour appréhender et comprendre l’Etre Suprême, Qui dirige les mondes dont Il est Le principe vital. Nous retrouvons cette même idée dans le principe des sacrifices et dans la configuration du Temple où l’on décèle une concentration croissante de sainteté au fur et à mesure que l’on se rapprochait du Saint des Saints, principe vital et fondateur du monde et des mondes. Là se trouvait l’Arche sainte qui reposait précisément sur la « pierre du fondement » (Kéli Yakar).

Toutefois, à l’instar d’Abrabanel, on peut s’interroger sur la relation de cette vision avec la fuite de Jacob, et en quoi elle rassurerait le fuyard perdu et hagard qu’il était. En fait, les derniers évènements firent craindre à Jacob que la fin ne justifiait pas les moyens et qu’au lieu des bénédictions recueillies chez son père, c’est la malédiction qui le poursuivait, lui faisant remettre en cause tout le bien fondé de sa conduite. C’est pour cela que D. fit en sorte qu’il s’assoupisse juste sur le lieu du Temple, là où Israël et D. se rejoignent, là d’où les sacrifices et les prières monteront directement auprès de D. et là où Il accordera tous Ses bienfaits à l’intention de tout Israël. Ce sont les anges qui illustrent ces prières montantes et ces bénédictions descendantes. La Providence divine s’applique de ce lieu vers le peuple

comme elle s’appliquera d’abord à Jacob l’ancêtre, en l’accompagnant sur la route pour quitter la terre de ses pères.

Jacob, sur le chemin de son exil forcé de vingt ans, va ainsi recueillir toutes les bénédictions nécessaires et les garder par devers lui comme une garantie de son retour mais aussi tel un bouclier contre toutes les agressions extérieures qui ne manqueront pas de le détourner de sa véritable vocation.

D. lui promettra la terre en héritage pour la multitude de sa descendance et surtout le retour sur cette terre qu’il devra quitter la mort dans l’âme. Jacob doit partir en exil pour devenir Israël, fort de toutes les promesses divines et il en reviendra victorieux.