L’épisode fort connu de la vente du droit d’aînesse par Essav à Yaakov, qui constitue un tournant décisif dans la vie de ce dernier et dans l’histoire d’Israël, est loin d’être une banale histoire entre deux frères désoeuvrés. Notre parachah, Toledoth, nous raconte comment Essav, affamé au retour de la chasse, n’hésita pas à vendre son droit pour un plat de lentilles préparé par son frère. Tout dans cette histoire demande des éclaircissements.
Tout d’abord, il est important de préciser quels sont les privilèges de l’aîné. C’est le droit de disposer d’une double part d’héritage à la disparition du père. Mais c’est aussi, et avant tout, un droit moral et spirituel : celui de diriger la famille en l’absence du père, d’être le chef sous le père. Dans notre famille patriarcale, c’est un privilège déterminant. Telle est la définition donnée par Ramban.
Il est évident qu’être l’aîné de Ytshak faisait de lui l’héritier principal en tant que fondateur de la descendance d’Israël et de sa dimension spirituelle universelle. Quant à hériter de la fortune d’Itshak, cela ne semblait guère intéresser Essav parce que, de l’avis de Ibn Ezra, il n’y avait plus rien à hériter de son père, celui-ci ayant perdu toute la fortune héritée d’Abraham.
Bien que tous les exégètes ne partagent pas cet avis, nous ne nous placerons qu’au plan de l’esprit dans ce qui apparaît être l’échange du droit d’aînesse contre un plat de lentilles à manger.
S’il est vrai que Essav ne semblait pas tenir particulièrement à son privilège, celui-ci ne représentant qu’une charge morale pour lui, Yaakov, par contre, s’y intéressait beaucoup au point de lui proposer ce marché de dupes : ton droit d’aîné contre ce plat de lentilles ! Tout d’abord, selon l’explication donnée par Sforno, il ne convient pas de voir en Yaakov un opportuniste, qui profite d’une occasion inespérée pour dépouiller malicieusement Essav de son droit ; tant s’en faut. « L’affaire » conclue entre les deux frères fit l’objet de longues négociations qui se conclurent par la transaction que l’on connaît, prolongée par ce repas servi à Essav, dans la pure tradition du « repas d’affaire ». Nul n’était dupe et le consentement de chacun avait bel et bien été donné.
Cependant, l’on doit demander ce qui poussa tant Yaakov à s’approprier le droit de son frère ?
Il est intéressant de remarquer que le droit d’aînesse a toujours suscité des querelles ou des rancœurs qui ont dénaturé les relations entre frères. Abraham ne renvoie-t-il pas son aîné Ychmaël, contre son gré certes, à la demande expresse de Sarah ? Ytshak, lui-même ne confirme-t-il pas l’aînesse pour son fils Yaakov en le bénissant avant son départ ? Yaakov, quant à lui, agira de même en donnant l’aînesse à Yossef, contrariant au plus haut point son fils Réouven. C’est David, le dernier des fils de Ychaï qui est choisi par Samuel pour être roi. Il semble même que ce soit quasiment une tradition de bouleverser ainsi le droit donné à celui qui naît le premier, parce que seul ce fait ne suffit pas toujours à donner la primauté. C’est le comportement, ainsi que la valeur, qui déterminent le droit prioritaire.
En fait, s’agissant de Yaakov et de Essav, les enjeux étaient immenses au point de déterminer le droit même d’Israël à prétendre recevoir deux présents fondamentaux de la part de D : la Torah et la terre d’Israël.
Rabbénou Nissim, le Rane, apporte un éclairage lumineux dans cette bien mystérieuse affaire. Pourquoi un plat de lentilles ? Parce que la famille était en deuil d’Avraham qui venait de mourir. Or, Essav revenait des champs, de la chasse qui occupait le plus clair de son temps, ce qui tend à prouver qu’il ne participa pas au deuil familial, ne se sentant pas concerné par « l’héritage spirituel d’Avraham ». En tant qu’aîné, il aurait du être le premier affecté et disposé à prendre la relève, à assumer la spécificité de son grand-père puis de son père. Voici pourquoi Yaakov ne perdit pas de temps et proposa à son écervelé de frère de le remplacer dans ce rôle capital d’héritier spirituel, comme le dit Abrabanel. Qu’importe d’hériter ou non de la fortune parentale, lorsque l’on est le fils de Ytshak et le petit fils d’Avraham ! Ce sont les promesses exaltantes faites par D. et Ses bénédictions qu’il faut être capable d’incarner et de perpétuer. C’est l’avenir du monde qui se joue, en fait, dans cette transaction surprenante entre les deux frères. Chacun des deux a choisi son camp : l’un, le monde ici-bas, en méprisant totalement l’au-delà, l’après vie. L’autre, optant pour l’après, pour l’esprit et le devenir de l’âme. Il ne fait aucun doute que Essav comprit ce dont il s’agissait ; il n’a pas été abusé : ce serait une grave erreur de sous-estimer son intelligence et sa perspicacité. Cependant, Esav avait clairement opté pour les plaisirs de la vie ici-bas et avait rejeté toute forme de responsabilité morale que lui conférait son droit d’aînesse.
Nous pouvons même aller plus loin en rappelant que le droit de l’aîné était aussi une sorte de reconnaissance en l’existence du Créateur, origine de la création. En admettant qu’il est lui-même le premier des fils, les prémices de la progéniture engendrée par le père, comme le rappellera Yaakov en bénissant son aîné Réouven, Essav aurait assumé sa foi dans Le Créateur Qui a tout engendré dans une hiérarchie et une chronologie établies.
C’est tout cela qu’il va rejeter par-dessus son dos, comme le dit le verset : « …et Essav dédaigna son aînesse ! ». Il y a dans cette attitude toute la force du refus, le mépris de l’engagement et de la responsabilité. Essav ne veut ni des droits ni des devoirs d’être l’aîné. Comme le dira beaucoup plus tard, le roi Salomon : « on dit à l’abeille : je ne veux ni de ton miel ni de ton dard ! ».
Il laissera Yaakov, son cadet, supporter seul la lourde charge de l’élection spirituelle de ses ascendants, lui donnant droit à la Torah et à la terre promise pour y vivre. Nous savons qu’Israël, sa Torah et sa terre ne forment qu’une seule entité composée de ces trois facettes. Tout ce qui peut conforter l’une d’entre elles, conforte les deux autres, et inversement, ce qui altère l’une altèrerait les autres, à la façon d’un diamant qui perdrait totalement de sa valeur si l’une de ses facettes était entachée ou rayée.
Essav n’a jamais voulu de cette Loi ni de cette terre, préférant sa vie rude d’homme de chasse, de guerre et de violence, la vie de l’instant présent et de l’éphémère. L’histoire montrera sa séparation d’avec son frère, géographique autant qu’éthique : il résidera sur les terres d’Edom, au sud d’Israël, sans que jamais aucun d’Israël ne viendra fouler son sol, marquant ainsi sa distance que rien ne viendra combler. C’est bien ce que D. avait prédit à sa mère Rivka : deux nations de tes entrailles se sépareront (XXV v.23)
De l’autre côté, Yaakov n’a aucune intention de s’approprier le droit d’aînesse pour les avantages matériels qui auraient pu en découler. C’est l’héritage de la terre de Canaan, celle qui est intimement liée à l’avenir de sa descendance, qui le préoccupe. Cette terre tant convoitée, ne l’a jamais été par Essav et plus tard par Edom ; sa valeur n’est reconnue que par et pour Israël. Nous le voyons bien aujourd’hui : la terre d’Israël n’a jamais été revendiquée par Rome, c’est-à-dire les chrétiens. Ils n’y ont fait que passer.
Rome-Edom se dressera impitoyablement contre Israël durant des siècles, au point que l’on dira que si Rome est à son apogée, alors Israël sera au plus bas, et inversement. Il n’y aura jamais d’équivalence, jamais de relations réciproques tant la haine de l’un pour l’autre sera grande, la destruction du second Temple l’aura démontré. N’avons-nous pas eu suffisamment de preuves dans notre douloureuse histoire pour en être convaincus ? Hormis, toutefois, une seule exception : l’amitié exceptionnelle qui lia l’un de nos plus grands sages, Rabbi Yéhouda le Patriarche à l’empereur Antonin (Traité Avoda Zara 10 B).
Mais ce fut l’exception qui confirma la règle…