Dans la théologie juive, la prophétie constitue le niveau le plus élevé de la conscience de l’être. Grâce à ses cinq niveaux, l’âme constitue cette structure verticale dont les trois niveaux inférieurs sont intégrés au corps de l’homme et les deux autres, les plus élevés, ne sont perçus que par celui que Maïmonide appelle massig haamitote celui qui perçoit « les vérités absolues ».
Lorsque D. veut intervenir dans le cours de l’Histoire de Son peuple et le prévenir des évènements qui marqueront son avenir, Il suscite et délègue un prophète chargé de porter Sa parole auprès d’Israël. Son rôle sera soit de les informer, soit de les exhorter à revenir vers D. pour détourner Sa colère.
Il n’y a pas de prophète en dehors d’Israël et hors du pays d’Israël ; les rares exceptions ne confirmeront que cette règle incontournable, réaffirmée par Rabbi Yéhouda Halévi dans son Kouzari.
L’une d’elles est certainement Bilam, devin et sorcier ayant été capable d’atteindre ces vérités universelles non par la Volonté de D. et grâce à la prophétie, mais à travers les incantations et les pratiques maléfiques vers les forces occultes qui existent dans le monde.
Exceptionnellement, et parce qu’il s’agit du bien d’Israël comme l’explique Rashi, Bilam sera momentanément investi de la vision prophétique dirigée et contrôlée totalement par D. Son destin très particulier, durant une courte période de temps pendant laquelle il croisera celui du peuple élu, sera fermement maîtrisé par D. Qui lui dira même ce qu’il devra dire, et rien de plus. Auparavant, D. lui envoie des signes stupéfiants, comme la parole donnée à son ânesse, afin de lui faire comprendre que Celui Qui peut faire parler un animal peut certainement ôter la parole à un homme trop bavard . S’il avait été prophète, D. n’aurait certainement pas usé de ce prodige pour lui délivrer un message (Ramban).
D. dans Son amour et Son intérêt pour Israël, n’hésite pas à lui permettre de monter de grade, de voir des anges et d’entendre la Voix de D. lui parler, dans un songe, et le mettre en garde de suivre scrupuleusement Ses instructions : rien ne sera dit que D. ne l’aura pas voulu (XXII v35). Dès lors, nous ne voyons plus Bilam avec les mêmes yeux : il n’est plus l’ennemi implacable, dangereux, sournois et pernicieux parti pour maudire Israël, ses paroles maléfiques étant plus que des armes de guerre, mais comme un homme brisé, soumis à la Volonté divine, tel un chien tenu en laisse serrée dans la main ferme du maître. Selon le Midrash Rabba, c’est cet homme qui avait déjà montré sa haine fielleuse au Pharaon, alors son conseiller, en lui suggérant de tuer tous les garçons d’Israël qui naîtraient pour être sûrs d’éliminer également celui qui devait naître pour délivrer ce peuple : c’est ce qui fut fait.
Bilam ne devint pas bon pour autant. Son âme sombre et corrompue chercha toujours à contourner la Volonté divine, à prendre D. par surprise et faire ce que son commanditaire attendait de lui : maudire Israël. Seul lui savait l’instant exact pour instiller son poison, la seconde propice dans laquelle toute malédiction se concrétise, tel un cobra qui guette sa proie et en une fraction de seconde la mord de sa morsure venimeuse, dans une rapidité fulgurante. Mais D. ne se courrouça pas une seule fois, pas une seule seconde pour ne pas lui donner la possibilité de mordre. Sa bouche ne proférera aucune malédiction, ne prononcera que des bénédictions, comme si sa langue prononçait des mots qu’il ne voulait pas, contrôlée malgré lui par une puissance bien au-dessus de lui.
Un autre organe était aussi sous contrôle : son œil unique. Cet œil de borgne qui lui était suffisant pour foudroyer quiconque il voyait avec sa haine. A chaque tentative renouvelée, il se plaçait sur un promontoire pour observer de façon panoramique le peuple d’Israël dans toute son étendue. Seul un objet entièrement visible et limité dans l’espace peut être victime de l’œil du mal, aîn hara.
Voici pourquoi, selon nos sages, les poissons pullulent dans les profondeurs des océans, hors de la vue des hommes. En l’occurrence, son œil ne montra aucune efficacité et fut neutralisé par son Créateur.
D. maîtrisa totalement le geste et la parole de cet individu malfaisant, au lieu de l’éliminer : pourquoi ? Pour affirmer encore plus Son autorité sur l’homme qui devient alors l’objet de Sa providence. Bilam allait avec, dans la bouche, un mors qui l’empêchait de parler et d’aller ou il voulait ; sa liberté n’avait plus aucun sens, comme l’explique le Talmud ( traité Sanhédrin 105 B).
Toute cette histoire surprenante pose le problème de la prophétie parmi les nations. Comme nous l’écrivions plus haut, D. ôta ce privilège des peuples du monde. En fait, Bilam servira d’alibi afin de démontrer que la prophétie chez ces peuples n’aurait servi que pour le mal, la malédiction et la destruction. Voyez la différence avec les prophètes d’Israël qui avaient aussi pour mission de prophétiser pour les nations : Isaïe parle à l’Egypte et à Assur ; Ezechiel à Edom , à Coush et à Tyr pour leur annoncer les évènements auxquels ils seront mêlés dans leur histoire commune avec Israël.
Le rôle des prophètes était d’annoncer ce qui devait advenir afin d’éveiller les consciences et de détourner la colère de D. et lorsque ce sont des malheurs qu’ils devaient leur annoncer, ils le faisaient par des lamentations et des élégies, tant leur cœur pleurait.
Telle n’était pas du tout l’intention d’un Bilam, tout à sa haine et à sa volonté de détruire Israël, prêt à toutes les sorcelleries pour cela.
Le Midrash Rabba se demande si les nations n’auront pas raison de s’en prendre à D. en arguant qu’Il ne leur a pas donné de vrais prophètes comme ceux d’Israël, pour qu’elles puissent s’amender. A cela, le célèbre Rabbi de Kotsk répond par une parabole. Un grand maître était tombé malade et il demanda qu’on lui trouve un bon médecin pour le soigner. On lui conseilla alors un excellent rebouteux réputé pour faire des prodiges.
Le malade s’irrita alors en disant : me manque-t-il des justes qui par leurs prières sincères peuvent aussi faire des miracles ? Je cherche un vrai médecin dont la science lui permettra de me guérir en tant qu’envoyé de D.
Ainsi, les nations ne pourront prétexter devant D. qu’elles n’avaient pas la possibilité de bien agir, n’ayant pas de bons prophètes : si elles n’avaient cru en eux et en leur sorcellerie, pourquoi ne les avaient-elles pas abandonnés et n’avaient-elles pas recherché alors les prophètes d’Israël ?
Il reste encore une question à élucider, celle de la valeur des bénédictions de cet ennemi d’Israël, car finalement, nous devons à notre pire ennemi les versets de bénédiction parmi les plus beaux de la Bible : quel comble ! Rashi explique que la bénédiction d’un ennemi vaut mieux que la malédiction d’un ami.
Rabbenou Bahyé ajoute qu’une telle bénédiction dans la bouche d’un prophète d’Israël, aurait eu moins d’impact. C’est un peu comme le Amen (acquiescement) prononcé par l’ange du mal qui voit que l’ange du bien est satisfait : il aurait voulu le contraire, mais il est contraint d’acquiescer.
En tout état de cause, ces paroles sont moins une bénédiction qu’une prophétie de Bilam. Celui-ci, inspiré momentanément par D. exprime ce qui sera dans l’avenir d’Israël, comme une évidence que l’Histoire vérifiera. Ses allégories recherchées ne font que traduire la vérité historique, certes avec poésie et panache : « Il dévore les nations qui lui sont hostiles … il frappe avec ses flèches, puis il se couche comme un lion … qui le fera se lever ? Bénis soient qui te bénissent et maudits soient qui te maudissent !» (XXIV v9)
« Je le contemple mais non de près : un astre sera issu de Jacob et un sceptre surgira d’Israël ; il frappera les tempes de Moab et percera tous les fils de Cheth » ( v17)
Rabbi Akiva donnera, des siècles plus tard, le nom de Bar Kokhba au chef légendaire de la rébellion contre Rome, en 145, à partir de ce verset.
L’étoile de Jacob surgira et brillera encore longtemps, bien après que les dictateurs sanguinaires de Perse et d’ailleurs auront disparu de la terre.