Notre section relate l’un des épisodes les plus marquants de l’histoire d’Israël dans le désert. Bien qu’apparemment anodin, l’épisode du rocher frappé par Moché pour donner à boire au peuple, est un des évènements les plus célèbres et les plus lourds de conséquence qui soient. En fait, c’est le destin de Moché qui fut directement lié à ce drame.
Il est important, tout d’abord, de replacer « l’incident » dans son contexte historique. Nous nous situons à la fin de la période du désert, exactement au mois de Nissan de la quarantième année après la sortie d’Egypte, bien que cette section suive immédiatement la section Chélah lekha, qui relate la mission malheureuse des explorateurs. Durant ces quarante années, le châtiment divin s’était accompli comme annoncé par D. à Moché : toute la génération sortie d’Egypte s’était éteinte dans le désert du Sinaï, quinze mille hommes chaque année, laissant leurs enfants conquérir la terre promise, ceux-là même pour qui ils avaient craint qu’ils seraient décimés par les puissants habitants de Canaan. Une génération regrettant constamment d’être sortie d’Egypte que certains qualifièrent même de « terre où coule le lait et le miel », selon les mots cyniques deKorah, ne méritait pas d’entrer en terre sainte et d’y prendre possession de son héritage. Toute une génération disparue, ensevelie dans les sables du désert !
Cependant, la nouvelle génération ne semblait pas meilleure que ses aînés dont elle avait le caractère rebelle et belliqueux, au point de regretter, même dans les termes utilisés, d’être sortis d’Egypte et de ne pas avoir péri comme leurs aînés (XX v.3- 5).
C’est dans ce contexte contestataire et rebelle, qu’intervient un évènement décisif dans la vie de Moché et d’Aharon. Voulant abreuver le peuple assoiffé, Moché reçoit l’ordre de D. de parler à un rocher désigné, afin de lui intimer l’ordre ( ! ) de faire jaillir l’eau si précieuse pour étancher la soif du peuple et abreuver son bétail. En frappant le rocher plutôt qu’en lui parlant, Moché et Aharon se virent infliger un châtiment des plus lourds de la part de D. Qui jugea que Son Nom ne fut pas sanctifié aux yeux du peuple, comme Il l’aurait été s’ils avaient agi exactement comme Il leur avait ordonné, en parlant plutôt qu’en frappant le rocher (v.12).
Nous passerons sur les divergences entre les différents exégètes sur la question, et nous nous concentrerons sur le fond et sur l’apparent déséquilibre entre la faute et sa conséquence. Car une double question persiste sur cet épisode : comment Moché prit-il la liberté d’agir très différemment de ce que D. lui avait dit et, ceci étant, qu’est-ce qui motiva un châtiment aussi radical et sans appel de la part de D.? Les priver du privilège d’entrer en terre promise qui constituait pour eux l’aboutissement de toutes leurs espérances et la récompense absolue de toutes les peines qu’ils avaient endurées durant quarante ans, n’était-il pas cruel et démesuré en regard de la faute commise, somme toute très bénigne ?
Rambam voit dans l’acte de Moché un accès de colère inacceptable à son niveau et susceptible de faire croire au peuple qu’il avait courroucé D. par cette nouvelle exigence de boire, ce qui ne fut pas le cas.
Finalement, il est normal que le peuple ait soif et qu’il réclame de l’eau à boire.
Le Maharal, dans son Gour Aryé, conforte cet argument en ajoutant que la colère de Moché, harassé par les interminables récriminations du peuple, le poussa à les invectiver en les traitant de rebelles ! (v.10) et en frappant le rocher au lieu de lui parler. Or la colère surgit dans l’absence de émounah, de confiance en D. qui procure toujours la sérénité et même la joie d’accomplir Sa Volonté. C’est la raison pour laquelle D. leur précise bien, lorsqu’Il leur annonce Son terrible verdict, « parce que vous ne m’avez pas fait confiance en Me sanctifiant aux yeux des fils d’Israël … » (v.12). En parlant au rocher, ils auraient démontré leur propre confiance en ce que D. leur avait dit et ils auraient transmis au peuple le message enfoui dans le symbole de parler au rocher. De plus, ils auraient démontré la nécessité de se fier à D. Qui n’hésite pas à bouleverser les lois de la nature pour accomplir des bienfaits envers Ses justes, comme Il l’avait fait jusqu’à présent envers Son peuple.
Nous abordons à présent, la nature véritable de ce triste épisode d’Israël dans le désert. Il s’agit, en fait, d’une divergence totale dans la méthode pédagogique à utiliser, entre D. et Moché. Lorsque D. demande de parler au rocher, Il veut faire allusion à la dureté d’Israël qui ne veut pas se soumettre à Son autorité. Contrairement à eux, cet élément inerte, bien plus dur que le crâne de l’homme, situé au plus bas dans la hiérarchie de la Création, qui ne parle ni ne se meut, est tout de même capable d’obtempérer à l’ordre de D. et de faire jaillir de l’eau, l’élément le plus « souple et tendre » qui soit
dans la nature. Pour D. le peuple est tout à fait en mesure de comprendre, simplement par la parole bien dite de Moché, et s’amender en conséquence. Frapper le rocher est assimilé à un acte de coercition vis-à-vis du peuple, alors qu’il est de loin préférable de parvenir au même résultat par la persuasion et la bonne volonté. Le verset des Psaumes dit bien : « Servez D. dans la joie, venez devant Lui dans l’allégresse ! » (Ps. cent). Pourquoi donc contraindre le peuple plutôt que de remporter son adhésion volontaire ?
Cette vision, certes idéale, ne fut pas adoptée par Moché qui lui préféra une méthode plus forte, plus autoritaire devant le peuple. Pour Moché, l’heure n’était pas à la méthode douce et diplomatique privilégiée par D., il fallait être plus ferme dans sa conduite du peuple, d’où ce sentiment de colère développé ci-dessus qui desservit considérablement Moché. Le rôle d’un chef, pensait-il, est de distinguer les différentes méthodes à utiliser en fonction des situations qui ne se ressemblent pas toujours. Or, dans la situation présente, c’est la fermeté voire la dureté, qui devait l’emporter sur la douceur, car l’attitude arrogante d’Israël ne lui laissait pas de choix. Il s’agit donc, bel et bien, de deux visions et de deux conceptions très différentes dans la conduite du peuple : l’une prône le verbe et le dialogue, l’autre l’autorité et la rigueur.
C’est cette divergence qui amena D. à décider la fin de la mission de Moché avant d’entrer en Canaan, ne voyant plus en Moché l’homme providentiel capable de les y faire entrer et de les y installer. Une sorte de rupture s’était produite entre le chef et le peuple, rendant difficile la poursuite de sa mission. Cet homme exceptionnel qui a été capable de faire sortir Israël d’Egypte et de le guider dans le désert,
de lui enseigner magistralement la Torah révélée au mont Sinaï et de répondre à toutes les attentes du peuple, se voyait à présent interdire l’accès de Canaan, précisément parce qu’il était bien au-dessus de la seconde génération du désert qui devait prendre possession de la terre promise. Il ne convenait plus à ceux qui devaient à présent accomplir le plan que D. avait prévu pour Israël sur sa terre.
Une expression célèbre nous dit : « chaque génération et ses maîtres ». Certes, la génération de la conquête de Canaan n’était pas celle du désert, plus portée vers l’esprit et la connaissance que Moché lui avait transmis avec tant de fidélité. Elle représentait la génération des bâtisseurs du pays d’Israël, celle qui devait retrousser ses manches pour travailler cette terre promise, condition première pour qu’ils y subsistent. Il lui fallait donc d’autres chefs, d’autres dirigeants sachant s’adapter à cette nouvelle réalité, tout en restant vigilants sur le respect de l’alliance passée au mont Sinaï : « vous serez pour Moi une royauté de prêtres et une nation sainte ».