Comment peut-on fomenter une révolte pour des mobiles personnels et enrôler des centaines de personnes pour une cause peu louable, fondée sur une ambition personnelle ? Comment remettre en cause la légitimité de Moché, tout en en affirmant que c’est le bien du peuple que nous recherchons et sa liberté ?
La révolte de Korah ne change pas trop de toutes celles que l’histoire des peuples nous enseigne, tout comme elle peut parfaitement s’insérer dans un contexte on ne peut plus moderne : elle débute par des arguments savamment idéalisés, avec une bonne dose de vérité tronquée et de démagogie, et elle se termine par une confrontation où le vrai visage des chefs insurgés apparaît dans sa pâleur crue. On ne peut soupçonner les chefs des révolutions française ou bolchevique d’avoir agi que pour assouvir leur soif de pouvoir, mais l’Histoire aura démontré que finalement, c’est une dictature qui fut remplacée par une autre, celle d’un despote par celle du peuple ou plutôt de ses chefs . Alors qu’avons-nous gagné ? Quel changement radical les révolutionnaires ont-ils obtenu si ce n’est des champs de ruines et des milliers de morts ?
La révolte de Korah , elle aussi, a le même objectif : renverser le pouvoir oligarchique en place et installer des chefs nouveaux, entendez lui-même et ses proches acquis à ses idées.
Mais elle a ceci de particulièrement grave et impardonnable : elle aspire à instaurer une hiérarchie inversée, une sorte de pyramide renversée où la base serait au pouvoir. Korah se fonde sur la « révélation populaire » dont a bénéficié Israël, sur la démocratisation de l’esprit prophétique et de la sainteté qui en découle : « car toute l’assemblée est sainte et pourquoi vous élèverez-vous sur la communauté de D. ? » (XVI v.3).
Mais pourquoi considère-t-il le peuple comme saint ? Ibn Ezra explique le fond du problème selon lui : Korah n’a pas admis que les aînés qui devaient, à l’origine, servir dans le sanctuaire pour assurer le service sacré, aient subitement été remplacés après le péché du veau d’or, par la tribu de Lévi qui n’avait pas trempé de près ou de loin, dans cette idolâtrie. Or, lui-même Korah était aîné, ainsi que les élites qui devinrent ses acolytes, qu’il considérait comme saints parce qu’ils étaient appelés à devenir les prêtres de D. En somme, Korah soupçonnait fortement Moshé d’avoir pernicieusement organisé ce transfert de responsabilités uniquement pour favoriser son frère Aharon et ses fils et concentrer ainsi tous les pouvoirs, sans que ce soit la volonté de D. Nous comprenons alors que la Torah n’ait pas mentionné le nom de Yaakov dans le rappel de la généalogie de Korah ; en effet, Yaakov fut le premier à remettre en cause le droit d’aînesse, d’abord celui de Essav, qu’il récupéra, ensuite celui de Réouven son aîné qu’il transféra à Yossef et enfin, celui de Ménaché qu’il transféra à Ephrayim, ses petits fils. La mention du patriarche Yaakov aurait rattaché à lui la révolte de son descendant de la tribu de Lévi et radicalement bouleversé ce qu’il avait scrupuleusement mis en place pour s’assurer la primauté de son héritage spirituel sur celui de son frère ennemi : en voulant rétablir les aînés dans leurs fonctions premières, Korah aurait tout simplement rendu l’aînesse à Essav et annulé l’élection d’Israël. Nous pouvons envisager ce qu’une telle démarche pouvait avoir de gravissime pour la descendance d’Israël.
Nahmanide, quant à lui, ne voit pas seulement dans cette rébellion, une remise en cause de la hiérarchie, mais l’expression agressive ultime d’une accumulation de rancoeurs et de déceptions personnelles et collectives. Korah n’accepte pas la nomination de ses cousins à ces hautes fonctions qu’il voulait pour lui-même compte tenu de sa même filiation, mais il n’accepte pas non plus, ainsi que ses camarades révoltés, le châtiment exceptionnel subi par toute sa génération à cause des explorateurs et de cette terre promise pour laquelle toute une génération disparaîtra dans le désert. En somme, comme nous le disions plus haut, chacun de ces deux cent cinquante personnages a une bonne raison, une rancœur intériorisée, une volonté de vengeance qui motivera son attaque des chefs. Comme toujours dans ce genre de situation, l’union se fait dans un groupe très disparate, aux motivations multiples mais qui s’unissent toutes contre la même cible : l’unité ne se fait pas pour mais contre. Les uns regrettent toujours d’être sortis d’Egypte, les autres d’avoir été écartés de la prêtrise, d’autres du pouvoir et des honneurs, il y a toujours moyen de s’entendre pour rejeter et dénigrer l’autorité en place. Voici pourquoi le traité Avoth considère la révolte de Korah comme l’exemple type d’une querelle non fondée sur des bases saines et désintéressées.
Mais à travers ce rejet de l’autorité de Moshé et d’Aharon, qu’il considérait comme illégitime, Korah va beaucoup plus loin dans ses insinuations en voulant rejeter en bloc tout leur enseignement de la Loi, qui selon ses dires, les favorisait en premier.
Enfin, la terre promise aussi est l’objet de son rejet et de son dédain : quelle valeur a-t-elle donc pour mériter qu’à cause d’elle, une génération entière ainsi que ses chefs disparaissent dans le désert ? De plus, il s’étonne qu’elle concentre autant de commandements relatifs à l’agriculture, aux prélèvements obligatoires jusqu’au pain que l’on mange à travers la térouma.
En fait, c’est une vision de la Torah et de la terre d’Israël totalement corrompue qu’est celle de Korah que nous allons analyser à présent.
En considérant toute l’assemblée comme sainte, il ne voit pas la nécessité d’une hiérarchie religieuse, de maîtres qui enseignent et qui transmettent au peuple, qui devient alors disciple. Pour lui, la Loi est détenue « démocratiquement » par tous, puisque le peuple tout entier était présent au mont Sinaï et a écouté la Voix de D. A quoi bon, comme dit le Midrash, des tsitsiyoth aux quatre coins d’un vêtement entièrement bleu azur, sensé orienter les pensées d’Israël vers D ? Pourquoi des commandements multiples pour élever l’homme vers D. alors qu’il est saint par essence et par élection divine ? Enfin, pourquoi une terre de prédilection dans laquelle tant de contraintes religieuses sont exigées, alors que l’on peut parfaitement vivre dans un désert dans des conditions spirituelles optimales, en présence de D ?
Ses conceptions d’Israël et de la Torah firent de Korah un grave danger pour le devenir du peuple. Ce n’est pas tant Moshé qui se voyait remis en cause dans son autorité, mais la pérennité de son enseignement qu’il tenait de D. Lui-Même qui était en péril à cause de la révolte de Korah. Selon le plan divin, Israël devait être libéré d’Egypte afin d’être élu en recevant la Torah au mont Sinaï et de la mettre en application en vivant sur sa terre, promise à Abraham. Ces trois éléments indissociables sont les fondamentaux de notre histoire, et c’est précisément cette trilogie que Korah remet en cause et veut disloquer par sa révolte.
Or, il semble ignorer que la sainteté et l’autorité ne sont accordées que d’En Haut, que l’homme doit s’élever et élever le monde matériel qui l’entoure vers D. et non l’inverse. C’est toute la signification de la halla, le prélèvement à partir de la pâte qui symbolise la nourriture terrestre de l’homme. C’est en entrant en terre de Canaan, immédiatement, qu’Israël devait commencer à prélever cette halla, pour montrer qu’il lui appartient de consacrer et d’élever la terre et son revenu vers D. C’est ce prélèvement qui donne à la nourriture de l’homme sa sainteté et sa légitimité, ces deux concepts que Korah a voulu déformer et dénigrer. La terre d’Israël ne vaut que si on y vit dans cette aspiration divine, si on y élève son pain et son vin au niveau de l’esprit, tel que nous le lisions à la fin de la parachath Chélah lékha (chap.XV).
D. attend de nous que nous entrons en terre promise et que l’on y sanctifie la terre et son revenu en y vivant dans la sainteté et la dignité. Celles-ci ne nous sont pas accordées automatiquement parce que nous sommes le peuple d’Israël, elles doivent être acquises.