LA  PENSEE  AVANT  L’ACTE

La Révélation de D. au mont Sinaï, le vendredi six Sivane de l’année de gloire deux mille quatre cent quarante huit de la création du monde, constitue certainement le sommet de l’histoire d’Israël ; elle lui donne son véritable sens et le fondement de sa dimension métahistorique, juste après l’évènement majeur qui vient de se produire : la sortie d’Egypte. Parvenus et rassemblés au pied du mont Sinaï, Israël devient un peuple uni et entier, en attente de ce qui deviendra sa Constitution : la Torah.

Dans une théophanie effrayante, D. fera entendre les Dix Paroles qui en seront la base et la trame fondamentales, afin d’inculquer et d’enraciner à la fois la crainte de D. et la volonté d’accomplir Ses lois. En tout premier lieu, la première Parole présente en quelque sorte D. directement à Son peuple qu’Il vient de délivrer de l’esclavage. Cependant, Maïmonide considère cette première Parole comme étant aussi un commandement, parce qu’elle impose tout d’abord la croyance en D. sans laquelle l’observance de la Torah n’aurait aucun sens : nous devons croire qu’il existe une Cause Suprême qui engendre tous les existants (1er chapitre du Séfer Hamitsvoth).

L’intention de Rambam est de placer tous les commandements, et le premier en particulier, au niveau de la pensée et de l’intention qui fondent la véritable connaissance de D, au point que croire dans le contraire serait, toujours selon lui, transgresser le second commandement.

Cela nous permet de développer cette notion d’intentionnalité que revêtent les mitsvoth. Notre titre pourrait faire croire que nous nous plaçons exactement en sens inverse de l’engagement d’Israël lorsqu’il s’exclama : « Tout ce que D. a dit, nous l’accomplirons et nous l’écouterons ! » (Chémoth XXIV v.7) ; mais il n’en est rien car la pensée précède toujours l’acte, même ignorante ou irresponsable. Cet élan extraordinaire d’Israël n’exprima surement pas une promesse béate et puérile, le peuple avait atteint le degré suprême de la prophétie et de la connaissance de D. A contrario, parvenus au sommet spirituel que des hommes pouvaient atteindre, ils ne s’en remettaient pas à leur seule expérience mystique et à leur quête spirituelle qui leur permirent de s’approcher si près de D. Ils comprirent que la dimension matérielle de la Torah leur servira d’appui et de moyen à leur élévation. Elle sera l’acte avant la pensée pure comme le corps est l’écorce de l’âme et la matière le support de la forme.

Voyons le huitième commandement : tu ne convoiteras point. Il concerne indéniablement la pensée, non encore prolongée dans l’acte. Avant que celui-ci ne puisse intervenir, la Torah met en garde la seule pensée qui pourrait se révéler nuisible et déboucher sur une catastrophe irrémédiable. Cette même logique est d’ailleurs totalement en vigueur dans le domaine médical où il est toujours préconisé d’éradiquer la maladie avant qu’elle ne prolifère et devienne incurable.

La Torah ne légifère pas seulement sur l’acte, à l’instar d’un quelconque code civil ou pénal : elle veut prémunir contre les dérives des mauvaises pensées et des mauvaises intentions. Sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur la volonté de l’homme et sa capacité à résister à la tentation, ce qui le place effectivement au sommet de la Création. Pourquoi citer particulièrement cet interdit parmi les dix Commandements, plutôt que bien d’autres qui y seraient assimilés ? Parce qu’il s’agit de la nature profonde de l’homme, au même titre que le vol ou le mensonge. La Torah veut dompter cette nature humaine par la maîtrise de la pensée intime, en l’empêchant de se développer et en agissant de façon préventive. Ainsi, disons-nous dans un autre texte de la Torah : “Tu ne haïras pas ton frère en ton cœur …” (Vayikra XIX v.17), car la haine intériorisée et non exprimée est un poison qui se répand facilement dans le for intérieur pour aboutir tôt ou tard à l’acte irréversible, comme nous le démontre le dramatique exemple de Caïn et d’Abel. Une pensée inique, devient une intention mauvaise et un acte potentiel qui ne demande qu’à se concrétiser. La vie quotidienne nous apporte la réalité regrettable de cette affirmation ainsi que la confirmation des craintes de la Torah, car ce sont la convoitise du bien d’autrui et la jalousie de sa réussite qui mènent aux pires excès dans notre société. Nous pouvons dire que la Torah nous commande d’agir en amont, au niveau de la pensée, avant que celle-ci ne dégénère en acte : le voleur ne vole pas sur le champ mais prépare son méfait à l’avance, après avoir envié puis convoité ce qu’il volera. C’est ainsi que nos Sages associent très justement le sens de la vue à la pensée puis à l’acte. En s’abstenant de voir ce qui ne nous convient pas, ce qui pourrait éveiller notre envie, nous évitons sagement toute dérive vers la convoitise et l’acte coupable.

En voulant ainsi corriger la pensée et la canaliser, en enseignant la maîtrise des pulsions inhérentes à la nature humaine, la Torah prend toute sa dimension pédagogique et éthique et ne se limite pas à la simple

légalité. Bien que dans ce domaine, tout acte non accompli ne peut être répréhensible, elle nous enseigne que c’est dans les pensées qui nous paraissent les plus anodines et naturelles que réside le danger le plus grave, si on ne sait les dompter dès le départ.

La conscience de l’homme lui est souvent favorable en présentant telle pensée ou telle idée comme innocente et banale: qu’y a-t-il de méchant à cela ? s’écrie-t-elle, en éludant la conséquence ou le risque qu’elle peut comporter. “Quel est l’homme sage ? Celui qui prévoit ce qui découlera de ses actes“, nous enseignent les Pirké Avoth. Nous ne sommes pas responsables des actes des autres, mais nous le sommes des nôtres qui naissent d’abord dans nos pensées. Si on n’y prenait pas garde, l’on se retrouverait dans un cercle vicieux qui nous entraînerait immanquablement dans une conduite toujours plus dégradée, sans garde fou pour nous préserver d’abord dans notre pensée.

Ce système de protection voulu par la Torah est à ce point important qu’il est enseigné dans les dix Commandements, afin de l’ériger en mode de pensée et de vie.

Lorsque D. proposa la Torah à Son peuple, Il commença par rappeler les prodiges exceptionnels dont il usa à son égard, qu’Il l’avait porté « sur les ailes des aigles » pour le protéger comme le fait le grand rapace. Ce rappel devait très concrètement édifier l’esprit d’Israël afin de l’encourager et de le décider à rentrer dans l’Alliance de D. Il ne s’agissait pas seulement de subjuguer le peuple dans une exaltation mystique et de l’amener à adhérer par l’esprit, mais de sceller aussi cette Alliance avec le corps, indispensable à l’accomplissement des mitsvoth. Que serait par exemple, le chabbath, dont ils avaient eu déjà un avant gout, s’il n’était pratiqué et observé ? Précisément, c’est à propos du chabbath que D. utilisera les deux verbes, dans l’ordre : « souviens-toi … observe le jour du chabbath pour le sanctifier ». Nos sages nous enseignent que ces deux verbes ont été prononcés en même temps, afin de les placer au même niveau et qu’il ne soit pas possible de comprendre que l’on peut observer concrètement le chabbath sans le préparer par l’esprit et le souvenir. Nous devons le préparer au fur et à mesure que les jours de la semaine s’écoulent, par l’esprit autant que par la matière, afin de l’accueillir dans une sorte d’harmonie et de plénitude le sixième jour, du corps et de l’esprit.

Afin de corroborer cette analyse et toujours au sujet du chabbath, nous pouvons citer cette fameuse discussion entre Beith Hillel et Beith Chammay, dans le traité de Bérakhoth. Dans le texte du Kiddouch, la veille de Chabbath, les premiers préconisent de bénir d’abord le vin du kiddouch avant le chabbath, le second recommande l’inverse. Ces deux avis se fondent sur deux perceptions opposées du monde. Pour Beith Hillel, il faut d’abord rendre au corps ce qui lui revient -le vin- et à partir de là sanctifier le chabbath par l’esprit ; Beith Chammay, dans leur rigueur légendaire, veulent d’abord donner à l’esprit sa véritable importance et sanctifier tout d’abord le chabbath, laissant ensuite la place au corps.

Il est indéniable que la fête de Chavouoth replace ce débat dans son véritable contexte : faut-il privilégier la compréhension intellectuelle de la Torah au détriment de sa pratique ou l’inverse ? Dans le Talmud, l’on expose cette discussion à propos de Chavouoth et l’on rapporte l’histoire de Rabbi Eliézer qui enseignait les lois de la fête quand il s’aperçut que ses disciples commençaient à sortir discrètement de son cours, le jour de Chavouoth. Il était probablement trop long dans son discours et ses élèves, chefs de famille commençaient à trouver le temps long pour aller rejoindre leur famille. Jusqu’au moment où le maître se retrouva quasiment seul et il comprit que l’on ne peut consacrer toute la journée de la fête à la seule étude de la Torah : il y a aussi le plaisir des bons repas familiaux dont il faut tenir compte. (Traité Bétsa) . C’est ainsi que l’on décida de partager la journée en deux, entre D. et l’homme.

La Torah est ce mélange savant où le corps et l’esprit cohabitent dans une harmonie totale, dans une complémentarité qui donne à chacun sa place, celle qui lui revient.