LE  SECRET  DU  CALENDRIER

L’une des caractéristiques essentielles du peuple juif est indéniablement sa capacité à maîtriser le temps. Cette disposition exceptionnelle lui vient du premier commandement de la Torah qui lui est donné en tant que peuple, inscrit dans notre parachah : la consécration du mois en tant que repère dans le temps (XII v.2).

D. demande à Israël de marquer la fixation du mois de Nissan comme étant le premier mois de l’année. La raison semble évidente, puisque ce mois de Nissan verra la libération d’Israël d’Egypte, évènement majeur dans l’Histoire ainsi que dans la tradition religieuse ; il est donc logique qu’il constitue le repère pour tout le reste de l’année. Comprenons à présent pourquoi D. choisit de donner particulièrement ce premier commandement au moment même où Il reprend contact avec Son peuple, après deux siècles d’esclavage. Depuis la Création, D. introduit la dimension temporelle à l’échelle humaine, le sixième jour, et impose au temps un rythme ponctué par la nuit et le jour, mais aussi la semaine de l’homme conclue par le Chabbath.

Ce n’est qu’à l’époque de Noah, après le déluge, que l’on ajoutera le temps ponctué par les saisons, qui joueront un rôle capital dans la fixation des fêtes (Béréchit VIII v.22).

Ici, il est question de l’institutionnalisation du calendrier hébraïque, basé sur l’apparition de la nouvelle lune comme repère indispensable dans le temps de l’homme. La néoménie est le point de départ pour la fixation des fêtes de l’année. Avant même que la phase finale de la sortie d’Egypte soit déclenchée, D. demande à Israël de consacrer le mois de la libération d’Egypte comme le premier mois de l’année, donnant ainsi à l’évènement son rang primordial à la tête de tous les autres évènements de l’histoire d’Israël. Sans cette libération physique autant que spirituelle, rien n’eut été possible. Rappelons-nous le premier Rashi de la Torah, où le grand maître rapporte l’enseignement de Rabbi Ytshak: la Torah aurait du commencer par ce commandement de consacrer le nouveau mois, qui est la première mitsvah de la Torah. D. veut faire d’Israël le peuple qui rythme le temps, qui le consacre, en un mot : qui le bâtit, selon l’expression d’Avraham Heschel. Mais quelle est donc l’importance de cette mitsvah et par là, quelle devrait être notre approche du temps ? 

Le temps est une donnée fondamentale dans la Création, impalpable mais ô combien concrète et tangible. Quelle créature pourrait prétendre s’y soustraire ou n’en avoir cure ? Nul n’échappe à la fascination qu’il exerce sur les êtres pensants. Si les uns avouent leur impuissance de voir le temps qui s’écoule tel le sable dans le sablier, les autres essaient de le circonscrire, comme le font les philosophes, en le définissant froidement comme une suite d’instants interchangeables à l’infini (Aristote).

La Torah apporte une toute autre vision du temps, à travers la mitsvah qui nous occupe. Si la mesure du temps est indispensable à l’homme, qui n’a pour autant aucune prise sur le défilement du temps, il est autrement plus important de savoir utiliser le temps dans la durée de sa vie ici-bas. La question n’est pas: comment le temps passe, mais bien plutôt pour quoi passe t-il ? Quel contenu donnons-nous aux instants innombrables qui forment la chaîne du temps ? En accomplissant un acte précis et bénéfique pour mon esprit, j’aurais éternisé le moment présent et l’aurai rendu irremplaçable et inoubliable. Le judaïsme fait de chaque instant un moment d’éternité qui reste acquis à son propriétaire. Si le repère obligatoire du temps est la lune, Israël utilisera sa rotation autour de la terre comme l’instrument de mesure rythmant ses mois et ses fêtes, le Chabbath appartenant au temps de D.

Mais la lune revêt aussi tout un symbole. Le Rabbi de Gour, dans son livre Sefath Emeth, remarque l’utilisation dans le verset de la deuxième personne du pluriel –lakhem– comme pour préciser que seulement pour vous, Israël, la lune jouera ce rôle d’astre métronome et non pour les autres nations. Pourquoi ? Parce qu’il y a une similitude flagrante entre le parcours de l’astre et le destin d’Israël qui n’est en rien comparable à celui des nations. Celles-ci ne vivent que par le soleil qui éclaire leurs journées et leur histoire. Ici, le maître introduit de façon très intéressante le symbole des deux astres. Lorsque les nations se dispersent loin de leurs terres et errent dans l’exil, elles sombrent dans la nuit et disparaissent dans l’oubli. La nuit ne leur valut rien de bon et ils ne pouvaient se fier que dans l’astre du jour, qui était d’ailleurs divinisé chez certains peuples antiques.

Cependant, Israël ne brille jamais autant que dans la nuit de son exil, guidé par son astre, par la lune qui apparaît puis disparaît cycliquement, à la façon de ce peuple qui sombre et refait surface, qui déjoue absolument toutes les règles des probabilités mathématiques. Les nations annonçaient-elles la disparition du peuple juif de la terre, qu’elles étaient strictement démenties par sa capacité de résistance et la réalité de son existence. C’est dans le malheur qu’Israël donne du meilleur de lui-même et dans la nuit qu’il espère le plus dans l’aube et le matin de sa délivrance. Des fous sanguinaires programment-ils la solution finale des juifs, elle ne sera finale voire fatale que pour eux-mêmes, bien qu’insupportable pour les juifs.

Le Midrash rapporte que Moché eut du mal à comprendre cette mitsvah que D. lui enseignait. Qu’y a-t-il donc de si difficile à observer la lune et à consacrer le nouveau mois ? En fait, c’est ce destin si extraordinaire et hors du commun d’Israël, défiant toute logique humaine, que Moché vit et qu’il ne put comprendre. Comment des périodes de ténèbres intenses peuvent-elles être suivies de périodes de si grandes apogées pour Israël, et inversement ? Quelle succession surprenante d’exils et de délivrances ! Quel destin surprenant que celui d’Israël !

Ce sont ces périodes successives et contrastées que notre astre préféré reproduit là haut, auprès de D. Le fin croissant, au début du mois, grossit et grandit pour parvenir à la pleine lune, puis elle décline progressivement pour finir par disparaître à la fin d’un mois de vingt neuf ou trente jours. Puis, à nouveau, le croissant réapparaît et grandit, inexorablement. Le soleil, quant à lui, reste inchangé, immuable. Son disque éblouissant ne connaît ni croissance ni décroissance, aucune modification significative : il est ou il n’est pas.

Il en va ainsi d’Israël dont l’histoire n’est qu’une succession de périodes fastes et néfastes, mais qui n’ont jamais eu raison de sa place sur terre… sur sa terre. Aux périodes d’apogée correspondent des gouffres effrayants dans lesquels on a voulu le précipiter et le faire disparaître. Sa capacité à réapparaître ne lui suffit pas : il va jusqu’à progresser au plus haut, de nouveau à l’apogée pour affirmer sa présence.

Il en fut ainsi lorsque, sortis des camps d’extermination, revenus de l’enfer, ils se réadaptèrent à la vie, retournèrent sur leur terre et fondèrent l’Etat d’Israël : quelle merveilleuse leçon de courage et d’humanité. Qui aurait pu ainsi remonter du gouffre pour se propulser au plus haut niveau d’une nation qui déclare son indépendance trois années plus tard ? De nouveau, c’est dans les ténèbres qu’Israël trouve les ressources mentales et spirituelles pour survivre et grandir, en espérant et en attendant le salut divin.

D. demande à Israël de consacrer, avant tout, le nouveau mois, de s’identifier à la nouvelle lune, identique à son sort : aujourd’hui ils sont esclaves, persécutés par les Egyptiens, et demain ils sortiront libres devant leurs yeux hébétés. Aucun autre peuple n’en aurait été capable.

De même que la lune commence une nouvelle lunaison, Israël débute une nouvelle ère de son histoire, un temps nouveau où il assumera son destin exaltant de peuple de D.

C’est cela le secret du calendrier hébraïque que D. transmit à Moché.